6.2. Caractéristiques générales des entretiens

Dans les entretiens d’enquête qui nous occupent, on observe des récits fondamentalement descriptifs, marqués par de nombreuses expressions temporelles et organisationnelles et caractérisés par la présence forte de termes évaluatifs et par une quasi-absence de termes affectifs, rendant compte d’une mise à distance de l’émotivité. Suivant un ordre chronologique souvent unidirectionnel et linéaire, et ne s’attardant que peu (sauf dans le cas de Christine RAF)322 sur des appréciations de ressenti personnel, les appréciations subjectives le plus courantes concernent des préférences de l’enquêté vis-à-vis de l’organisation elle-même323.

En ce qui concerne la typologie narrative, on peut dire que, dans nos données, le récit itératif est prédominant, c’est à dire le récit en une seule fois d’une action ou d’un événement ayant eu lieu à plusieurs reprises. Cette modalité, très économe, est caractérisée par un écoulement du temps sans caractère dramatique (Molino, Lafhail-Molino, 2003 : 270). Le récit itératif (et son autre versant, le récit répétitif) prennent relief sur le fond d’une forme simple : le récitsingulatif, où l’on raconte une fois ce qui s’est passé une fois (forme narrative propre aux récits où prime la fonction dramatique). Un segment itératif a donc une fonction descriptive ou explicative subordonnée à une scène singulative.

Dans notre enquête, les interviewés donnent à voir et à comprendre sous un certain jour ce qui a été fait – ou plutôt ce qui est fait habituellement - et explicitent un sens lié au déploiement et à l’ordonnancement des actions décrites mais aussi à la situation d’enquête. En d’autres termes, les participants répondent à une demande de récits de typicité et s’y ajustent. Honorant les attentes que l’accord général vis-à-vis de l’équipe de recherche et de FTR&D, ainsi que celles propres à la situation d’enquête, font peser sur leur statut agentif, les quatre adultes interviewés produisent des descriptions que nous allons aborder, dans les sections suivantes, en tant que « choses normatives » (Ogien et Quéré, 2005 : 36), sémantiques et interactionnelles. En Analyse Conversationnelle, des outils conceptuels et empiriques spécifiques ont permis une critique de l’entretien comme pratique de recherche, puis ont éclairé les mécanismes d’intercompréhension dans les différentes formes interactionnelles qui sous-tendent l’interview de recherche, et enfin, ont apporté des correctifs à la pratique (Bonu, 2004 ; Mondada, 2000 ; Mondada 2001, entre autres).

Nous n’allons pas analyser ici en détail les échanges dans leur extension ni leur structuration conversationnelle, mais - cherchant à sauvegarder à la fois le point de vue des membres, rendu public par les raisonnements et les actions produits, et le caractère ordonné de l’échange – nous mettrons en lumière certains éléments du répertoire lexico-sémantique et certaines caractéristiques organisationnelles du « langage de l’action » déployé par les interviewés dans leurs efforts pour objectiver le déroulement temporel de leurs activités et routines ordinaires et pour rendre pertinente, sur le plan informationnel, la description de celles-ci.

Notes
322.

Certains auteurs en sciences du langage distinguent entre catégorisation du temps et conceptualisation des temporalités. Alors que le terme temps lui-même serait lié en français à l’aspect formel de la grammaire et de la syntaxe (catégorisation de nos expériences comme ayant une réalité passée, présente et future), les modes d’être-dans-le-temps pourraient être conçus et rebaptisées comme temporalités (Chesneaux, 2004), à savoir les dimensions philosophique et subjective de ces modes d’être. Il y aurait ainsi dans le premier terme quelque chose de l’ordre de l’objectivation, et dans le second quelque chose de résolument subjectif, qui échapperait à toute figuration. Voir l’objectivation comme un fait extérieur, et opposer temps objectif exogène à temps subjectif endogène ou « vécu » pose toutefois de sérieux problèmes : l’objectivation et la typicité sont produites aux fins d’activités inter-subjectives (l’entretien comme discours post hoc et l’interaction in situ), et résultent en dernière instance de la stabilisation sémio-(spatio-)temporelle d’expériences pratiques, vécues.

323.

Après le dîner, Chloé fait ses devoirs, je préfère que ce soit avant le repas, mais c’est aussi après… (Justine R.) ou (…) la musique, c’est pas souvent (…) parce que peut-être on écoute des trucs qui nécessitent justement une écoute, pas comme musique de fond (…) on aime bien écouter ce que dit l’interprète (Albert R.).