Ensemble avec des contraintes posées par la grille d’enquête, utilisées toutefois de manière lâche (cf. annexe 2), le cahier a été utilisé pour démarrer le récit des activités quotidiennes type, bien que cette utilisation n’ait pas été la même chez chacun des deux enquêteurs. Dans le cas de T.T., Eric P. est rapidement interrogé sur les journées type (démarrage qui ressemble à celui de l’entretien de Justine R. compagne d’Eric, mené par le même intervieweur) :
(suit une description de E.P. sur les alternatives d'organisation possibles
du matin)
Eric P., entretien du 16/11/2004
L’enquêteur fait brièvement référence à l’activité de remplissage du cahier - présent sur la table autour de laquelle se déroule l’entretien – pour s’en détacher ensuite, formulant explicitement la nouvelle demande, pertinente à ce stade du protocole d’enquête : la description des journées type (ls. 4-8). L’interviewé propose d’abord d’éliminer les vacances comme thème descriptible, expliquant que, à cause de l’exiguïté du logement la famille essaie d’y passer le moins de temps possible; suite à ce développement, l’intervieweur revient sur sa demande initiale : par un mouvement méta-langagier et méta-pragmatique, et sur la base de l’expérience préalable d’interview avec la conjointe d’Eric, la pertinence de la notion de journée type est réinterrogée et la question de la rythmicité, plus ou moins régulière, posée (ls. 15-19). Eric P. répond en mettant en avant à la fois variabilité et régularité : en dénombrant quatre jours types réguliers (au bureau) la semaine est plutôt stabilisée ; puis, il décrit sommairement les activités que le cinquième jour (hors-bureau) est susceptible d’accueillir, en tant que jour de travail délocalisé (moins contraint mais toujours dans le giron des activités professionnelles). Une fois ce premier paysage spatio-temporel ébauché, l’intervieweur enchaîne rapidement sur les horaires bornant les journées régulières (ls 25-26), ce qui donne lieu à un développement assez long des divers scénarios organisationnels possibles.
Notons que la terminologie proposée par ce qui est présenté comme un acteur institutionnel (ce qu’on aimerait savoir) n’est pas interrogée malgré la tentative de réparation offerte par l’enquêteur (l. 15-16). Sans passer par sa définition, l’enquêteur prend acte du fait que la reformulation n’est pas nécessaire : Eric a montré qu’il avait compris ce qui relève du type ou non, en excluant les vacances du champ de sa réponse. L’entretien peut alors se poursuivre sans autre explicitation.
A la différence des deux entretiens menés par T.T. et OM les deux menés par I.F. ont démarré en suivant et en commentant plus longuement le carnet de bord. Dans le cas de l’entretien avec Albert R. (après une évaluation autour de la tâche de remplissage du carnet elle-même)324, c’est l’interviewé lui-même qui, dans un mouvement réflexif, questionne la manière dont il a répondu à la demande de description d’une journée de semaine classique :
Albert R., entretien du 28/12/2004 (IF et LP)325
S’appuyant sur l’auto-questionnement de l’interviewé autour de l’opposition « pondération/moyenne vs. exemplification d’une journée classique », l’intervieweur essaie à deux reprises de faire démarrer une description de journée type ; après une première tentative (ls. 7-9) non aboutie (l. 11), où il demande à Albert de décrire comment ça se passe à partir du moment où il se lève le matin puis lorsqu’il rentre chez lui, l’intervieweur, à l’instar de ce que fait T.T dans l’entretien évoqué plus haut326, pose dans un second temps la question de l’horaire du réveil, à laquelle Albert répond, d’abord avec un commentaire méta327 (l. 13), puis avec une réponse indexicale, contextuelle et cotextuelle (basée sur l’information – ou texte - dont l’équipe dispose depuis le matin, ce même jour, suite à l’entretien avec Christine : ls. 13-14) et enfin, après une ratification de son interlocuteur, avec une réponse objectivée, a-contextuelle (ls. 16-18).Comme nous le verrons plus en détail au point suivant, une fois l’horaire de réveil énoncé, Albert évoque la première chose qu’il fait, ce qui permet non seulement de suivre un ordre chronologique par rapport à ce qui vient d’être énoncé et à ce qui suivra, mais aussi de fournir un substrat à la fois causal et normatif328 à l’enchevêtrement des cours d’activités (ls. 17-18). Indépendamment des variabilités dans les initiations d’interaction et du temps – plus ou moins long – nécessaire au déclenchement thématique du « déroulement des activités selon les journées type » lui-même, et au-delà des particularismes individuels, l’ensemble des interviewés s’est régulièrement orienté (ou réorienté) vers la typicité de leurs journée et des activités, ainsi que vers le déroulement chronologique de ces activités, descriptibles et décrites comme des patterns d’actionordonnés et sérialisés, consubstantiels de la typicité de la vie domestique.
Dans cette section, nous verrons que certains temps verbaux ainsi que certains aspects sémantiques, syntaxiques, lexicaux, et pragmatiques semblent caractériser la descriptions des routines et de leurs temporalités au cours des entretiens, donnant forme à un genre particulier, assez détaché du point de vue de l’ancrage déictique dans la situation d’énonciation, tourné plutôt vers le hic et nunc déplacé de l’activité décrite, et résolument orienté vers l’objectivation, la typification et l’ordonnancement chronologique des activités décrites. C’est à dire vers la demande de l’étude jusqu’à ce moment-là, facteur premier d’objectivation de l’action et de l’interaction. Le point suivant discutera plus particulièrement la question du souci chronologique observable, sur différents plans, dans nos entretiens.
Le même intervieweur, dans l’entretien réalisé peu avant, dans la même journée, avec Christine RAF, avait démarré en questionnant sur le carnet. Quelques minutes après :
C.R.. : j’ai oublié un truc …il faudra que je rectifie parce que (….)
IF : hm. d’accord, donc vous parliez du repas et vous disiez notamment que le petit-déjeuner en famille était important, c’est ça ?
La description des activités type commence par le petit-déjeuner, mobilisé comme point d’ancrage thématique (objet de discours déjà évoqué et qui suscite de l’intérêt). Une fois le petit-déjeuner décrit l’enquêteur « rebondira » sur le déroulement des activités comprises entre le réveil et le petit-déjeuner.
Cet extrait d'entretien présente également un intérêt du point de vue des conditions de production des représentations et des typifications d'activités, et sera analysée sous cet angle en 7.3.1.
Malgré leur indéniable capacité à borner des domaines thématico-temporels, les expressions de type « le matin avant de partir et le soir en rentrant » sont utilisées par les deux intervieweurs avec des effets divers sur le plan interactionnel, celle utilisée par T.T. étant, pourrait-on dire, plus efficace, peut-être à cause du caractère sur-objectivant de l’information horaire, chevillée au bornage générique « matin et soir ».
Ce commentaire portant sur la compatibilité des réponses fournies par les membres du couple fait écho à un commentaire similaire de Albert, que nous traitons infra, au point 6.4.5.2., dans le cadre d’une discussion plus générale sur les orientations réflexives, déontiques et épistémiques, des interviewés vis-à-vis de l’entretien.
La dimension normative semble faire écho ici au caractère optimisant – sur le plan temporel - de cet enchevêtrement.