6.2.2.1. Le souci chronologique comme enjeu interactionnel

Les enquêteurs aussi, le cas échéant, réorientent le cours de l’action pour rétablir une chronologie standard comme les deux exemples ci-dessous, impliquant deux enquêteurs et deux interviewées différents :

  1. J.R. : quand je suis avec les petits, je peux m’arrêter au …(XX)
  2. voilà. mais c’est moi qui les fais les courses, c’est pas Eric ou très
  3. peu.
  4. T.T. : donc le vendredi à part les courses ?
  5. J.R : ce qui est bien c’est qu’on a une femme de ménage qui vient
  6. deux fois par semaine dont le vendredi donc la maison est bien
  7. rangée (rire). c’est agréable ! c’est bien le vendredi, on est plus
  8. détendus …(continue)

Justine R., entretien 15/11/04 (TT et NLV)

Dans cet exemple, Justine développe thématiquement la spatio-temporalité et l’attribution de responsabilités autour de certaines pratiques d’achats alimentaires (ce qui dépasse les seules activités du vendredi) ; s’appuyant sur ce développement, l’enquêteur ré-aiguille l’échange : il reprend le fil thématique vendredi (l. 4), avec le connecteur consécutif donc, et interroge Justine sur d’autres activités ou situation s caractéristiques du vendredi. Il énonce le jour de la semaine, et l’expression adverbiale à part les courses induit par elle-même (dans la continuité chronologique et thématique de l’échange, et sans que d’autres éléments propositionnels ne soient énoncés) la reprise de la description par Justine. De cette manière, la relance de l’enquêteur montre bien sa focalisation sur la structure temporelle du récit itératif.

Voyons l’extrait suivant :

  1. C.R. : (…) mais, bon… j’arrive à être à peu près propre et en état.
  2. IF : d’accord. donc ensuite, vous emmenez les enfants, c’est ça ?
  3. C.R. : j’emmène seulement ma fille parce que mon fils va tout seul
  4. au collège. la petite, donc, je l’amène à l’école qui est dans le pâté
  5. de maison et puis je vais prendre [les transports en commun]

Christine R., entretien du 28/12/2004

L’enquêteur cherche à poursuivre le traitement du déroulement des activités de la matinée, suspendu par Christine au profit d’une caractérisation du « temps passé à sa propre préparation » (un des points demandés dans le carnet de vie). Mais ici le redirectionnement est explicite, proposant à la fois une orientation prospective (connecteur consécutif donc, suivi du connecteur de succession temporelle ensuite), et un objet de discours (action-objet emmener les enfants) comme candidat à remplir chronologiquement la « case actionnelle » suivante331. Le tour de la réponse de Christine démarre par une reformulation de la question (avec account justificatif), et se poursuit avec un développement chronologique de son propre parcours vers son lieu de travail. L’extrait suivant, avec Justine R., montre, dans le cadre de la description des week-ends, comment les interviewés peuvent réorienter le récit afin de compléter une description et, pour ce faire, s’orientent vers la question de la chronologie comme imposant non seulement des contraintes narratives mais aussi des attentes normatives au plan de l’interaction :

  1. J.R. : on prend rendez-vous, tu vois j’avais… un vendredi par
  2. exemple, on prend rendez-vous, par email quoi. si, y a un
  3. autre truc le vendredi que j’ai pas précisé, c’est… il arrive
  4. assez souvent qu’[elle prenne Chloé après son travail pour
  5. qu’elle déjeune à la maison] (...) donc, ça c’est aussi un truc du
  6. vendredi. je reviens en arrière mais bon. donc voilà et le week-end,
  7. qu’est-ce que je disais… oui
  8. (suit la description des pratiques d’écriture de mails le week-end)

Justine R., entretien 15/11/04

Déclenché par ce qui paraît être une association d’idées autour de l’objet discursif vendredi (ls. 2-3), un « retour en arrière » est réalisé, au regard du déroulement de l’interaction et des thèmes déjà traités au cours de celle-ci. Justine produit un account qui souligne un oubli dans la description des vendredis, et qui opère une coupure chronologique (je reviens en arrière), pointant aussi son caractère potentiellement problématique (je reviens en arrière mais bon). Ceci souligne non seulement l’orientation pratique de l’interviewée vers la logique descriptive et narrative adoptée jusque là dans l’échange avec l’enquêteur, mais aussi le fait que le déroulement des descriptions de journées « type » dans lesquelles elle est engagée, correspond aussi au déroulement standard de la semaine comme succession ordonnée et orientée de jours distincts. Le récit type entraîne le développement de ramifications concernant des exceptions, ou des conditions alternatives, par exemple, qui déclenchent des organisations type différentes, qui éloignent de la journée type – et par rapport auxquelles il s’agit ensuite de « revenir ». Notons aussi que Justine, après cette réparation, reprend d’elle-même le fil topical (donc, voilà et le week-end, ls. 6-7), tout en thématisant, dans le déploiement du tour, le travail de « repêchage » du fil topical (l. 7), avec une formule méta qui redirige et recontextualise la portée descriptive de la suite du tour.

Notes
331.

Cette candidature est renforcée par la tag question « c’est ça « ? Par ailleurs, notons que l’enquêteur ne pose pas de questions sur le moment de transition vers l’activité emmener les enfants à l’école, les deux participants, d’ailleurs, s’orientant vers celui-ci comme un enchaînement fluide et non-problématique (ls. 2-5).