6.2.3.5 L’événement passé (les mini-récits)

Si la description chronologique des activités donne assez peu lieu à des storytellings, au sens de récit d’un événement passé qui mérite, par son caractère relativement exceptionnel, d’être raconté339, des mini-récits sont produits comme évènements passés servant à instancier par contraste, l’ordonnancement d’activités. Ici c’est le plus-que-parfait et le passé composé, par exemple, qui sont utilisés, illustrant, justifiant, argumentant un point particulier, sortant ainsi du déroulement stricto sensu de la reconstruction chronologique :

  1. T.T : de temps en temps vous recevez, vous recevez du monde à ce moment-là ? [le vendredi]
  2. J.R. : ça arrive… ça arrive (…) depuis deux ans on a été pas
  3. mal fatigués avec l’arrivée du troisième [enfant], on a déménagé,
  4. et tout. et, en fait, on avait recommencé à inviter du monde, ça
  5. nous a crevés donc on s’est dit « on attend, on sait que c’est pour
  6. un moment ». il vaut mieux savoir se préserver. mais il peut arriver
  7. qu’on invite du monde le vendredi soir. par exemple, ben j’sais
  8. pas, y a deux semaines, mon frère et son amie sont venus dîner un
  9. vendredi soir. donc voilà.

Justine R., entretien 15/11/04

Dans bien des cas, comme c’est visible ici, la description des participants oscille et combine divers registres : un mini-récit vient nuancer un premier marquage d’occurrence présentée comme relativement fréquente (mais pas forcément régulière : ça arrive…ça arrive), et, suite à ce mini-récit, un exemple indexical, apporte des compléments qui nuancent à leur tour les conclusions normatives du récit (la morale de l’histoire). La première partie du récit, allant de depuis deux ans jusqu’à et tout (ls. 3-5) fonctionne comme mini-mise en intrigue (avec le caractère problématique et exceptionnel de l’arrivée d’un troisième enfant, du déménagement, etc.) ; puis, le connecteur en fait introduit une suite non préférentielle (on avait recommencé à inviter du monde) dont les conséquences (ça nous a crevés) portent logiquement (donc) à s’éloigner de la réalisation de l’action-objet dont il est question (recevoir du monde). La suspension des pratiques invitatoires est racontée sous la forme d’une interaction/réflexion rapportée (ls. 6-7), puis d’une maxime (il vaut mieux savoir se préserver). Introduite par le connecteur d’opposition mais (l. 7) puis par le marqueur temporel il peut y arriver (construit comme ça arrive sur la structure « pronom impersonnel + arriver », cette fois-ci avec modalisation), une nuance est produite vis-à-vis de la portée pratique et normative du récit, d’abord sous un format générique (l. 7-8) puis sous un format d’exemple indexical (invitation du frère de l’interviewée, ls. 8-9-10).

Nous traiterons plus loin la question des connecteurs temporels et logiques, très présents dans les descriptions et mini-récits dont rendent compte les entretiens, et structurants pour la mise en œuvre du « genre » typifiant-objectivant qui nous occupe. Le point suivant s’attachera à présenter des particularités grammaticales qui traversent l’ensemble des registres dont nous venons de parler, en particulier ceux qui caractérisent les activités prototypiques, archétypiques et les scénarios.

Notes
339.

Labov (1978), qui, comme Ricœur plus tard, définit le récit comme configuration générale, donne cette définition du récit minimal : méthode de récapitulation de l’expérience passée consistant à faire correspondre à une suite d’événements (supposés) réels une suite identique de propositions verbales (1978 : 463). Selon l’auteur, deux propositions temporellement ordonnées sont nécessaires pour produire un récit ; mais elles sont aussi insuffisantes : l’évaluation, qui permet de rendre un récit intéressant, est aussi nécessaire. Plus généralement, Labov souligne comment différents procédés qui enrichissent le récitminimal constitué par deux ou trois propositions temporellement ordonnées, permettent tantôt de juger une action, de rapporter ses sentiments, de mentionner un fait sortant de l’ordinaire, etc. donnant au récit une certaine épaisseur et intérêt.