6.2.4.1 Spécialisation des temps verbaux (et autres expressions temporelles)

Les temps verbaux

Au-delà du temps présent « d’habitude » dont nous avons parlé, et qui représente sans doute la majorité des temps verbaux utilisés, l’imparfait et le passé composé sont également utilisés, notamment aux fins de la production de mini-récits illustratifs ou de descriptions d’activités habituelles reportées dans le temps, eux-même au service de la chronologie et des descriptions générales d’habitude actuelles. Un des exemples de mini-récits traités plus haut illustre une forte alternance présent-passé composé :

  1. T.T : de temps en temps vous recevez, vous recevez du monde à ce
  2. moment-là ? [le vendredi]
  3. J.R. : ça arrive… ça arrive (…) depuis deux ans on a été pas
  4. mal fatigués avec l’arrivée du troisième [enfant], on a déménagé,
  5. et tout. et, en fait, on avait recommencé à inviter du monde, ça
  6. nous a crevés donc on s’est dit « on attend, on sait que c’est pour
  7. un moment ». il vaut mieux savoir se préserver. mais il peut arriver
  8. qu’on invite du monde le vendredi soir. par exemple, ben j’sais
  9. pas, y a deux semaines, mon frère et son amie sont venus dîner un
  10. vendredi soir. donc voilà.

Justine R., entretien 15/11/04

Alors que l’enquêteur interroge Justine en utilisant le temps présent (de temps en temps vous recevez, vous recevez du monde) l’interviewée utilise d’abord le présent d’habitude340, puis, dans le cadre du récit, le passé composé341 (on a été pas mal fatigués avec l’arrivée du troisième, on a déménagé), à nouveau le présent pour repasser à la description des pratiques habituelles (mais il peut arriver qu’on invite du monde) et enfin à nouveau le passé composé dans l’exemple indexical (mon frère et son amie sont venus dîner). Nous avons retrouvé cette alternance dans d’autres entretiens et cela à plusieurs reprises, ce qui renforce l’idée de l’existence de compétences narrativo-descriptives spécifiques, mises en ouvre pour rendre compte interactionnellement des coupures opérées dans les divers stades de la description et pour passer d’un registre à l’autre.

En ce qui concerne l’imparfait, au-delà des mini-récits (et le post-it était collé là, sur la vitre (…) pendant deux jours, et je l'ai pas vu – Albert R. - est un exemple supplémentaire, outre ceux déjà traités), il y a quelques descriptions d’activités habituelles déportées dans le temps (y a eu un temps c’était, qu’est-ce qu’y avait, Lucky Luke à la télé… (…) ça c’était le truc qui aidait [les enfants] à faire digérer (rire) le dimanche soir – Justine R. ou je réalise qu’on faisait beaucoup beaucoup plus de choses le samedi soir [avant les enfants] Eric P.).

Bien que rarement, l’imparfait apparaît néanmoins dans des descriptions chronologiques d’activités habituelles, de routines : en parlant du déroulement de la soirée, Albert dit : donc dîner…s i les enfants étaient prêts avant le dîner ben y a plus qu'à faire un brossage de dents. L’imparfait est au service de la description sérielle mais aussi de l’ellipse. C’est par le registre « scénario », construit sur une forme verbale à l’imparfait que se dessine en creux la fin du dîner : l’état enfants prêts (s i les enfants étaient prêts avant le dîner) implique en fait des activités de la part des parents et des enfants, qui résultent dans ledit état. Ici, on comprend le dîner comme action achevée dans la mesure où il constitue le référent temporel et actionnel du scénario « si …alors » ; à partir duquel on projette un scénario de conditions préalables (rétrospectivement) et d’actions manquantes (prospectivement).

Enfin, le futur et le futur périphrastique sont également utilisés, parfois produisant une orientation projective en relation à la scène décrite (ça dépend d’abord de est-ce que je vais poser les enfants ou pas à l’école), et d’autres dans le même esprit qu’un présent d’habitude (je vais m’assurer que la table est débarrassée ; je vais essayer de faire que le temps que je passe avec eux ...) En revanche, il n’y que très peu de conditionnels (on en a vu dans le scénario alternatif supra, par exemple) et pratiquement pas de mode subjonctif342, dans les entretiens.

Notes
340.

Puis, dans un énoncé non transcrit dans la version précédente de l’extrait, celui décrivant un procès ou un état présent : je pense que ça va à nouveau, on va se remettre à inviter, mais c’est vrai que (…)

341.

En moindre mesure, le passé composé peut être utilisé en remplacement d’un conditionnel ou d’un futur antérieur, comme dans le cas où Albert, interrogé sur les pratiques téléphoniques en cas de retard le soir (et dans ce cas-là vous prévenez quand même votre femme j’imagine) répond : c’est systématique. j’ai appelé auparavant pour dire que je suis coincé.

342.

Les trois principales exceptions sont les énoncés de type « il est rare que + subj. », portant sur la fréquence d’une activité ou d’un comportement donnés, les expressions de désir ou les demandes de type « j’aimerais bien que + subj. » ou « je demande que + subj. », et les énoncés dont la visée pragmatique est d’établir une norme, avec des constructions prescriptives comme « faire en sorte que + subj. », « il faut que + subj. », etc. Nous reviendrons sur ce troisième point en fin de chapitre.