6.2.4.2 Le champ lexical

Hyperonymes et labels de sens commun

Un des aspects les plus remarquables du répertoire lexical des entretiens est l’utilisation massive des catégories de sens commun pour désigner les activités quotidiennes : noms, verbes ou expressions nominales soit génériques (« tâche », « activité »351, « routine »352, « contrainte », « choses/trucs à faire »353, « travailler/bosser »354, « faire », « utiliser »), soit plus spécifiques (« le bain », « le repas », « on invite », « partir », « pose/récupérer les enfants », « les lessives », « je range » 355), souvent combinées, comme dans ensuite, deuxième chose que je peux faire, c’est donner à manger au chat.

« Faire » est le verbe hyperonymique par excellence dans nos entretiens :

  1. T.T. : (…) mais dans ce cas-là s’ils sont… ils [les enfants, le matin]
  2. sont déjà prêts dans ce cas-là, c’est ça ?
  3. E.P. : oui, ou à peu près prêts. s’ils sont habillés, nettoyés, prêts à
  4. partir à l’école et que… si on a réussi à le faire vingt minutes avant
  5. le départ… et que y a rien d’autre à faire éventuellement tu peux…
  6. tu peux travailler un petit peu. mais c’est pas… mais c’est pas…

Eric P., entretien 16/11/04

Dans cet exemple356 on voit que le verbe faire (l. 4), dans un mouvement rétrospectif, regroupe d’abord les diverses activités et conditions nécessaires à l’état « être à peu près prêt », évoqué en début de tour et détaillé ensuite357. Dans sa deuxième occurrence (l. 5), on retrouve le verbe faire dans l’expression « avoir des choses/quelque chose/un truc à faire » (termes dont nous parlerons dans quelques lignes), expression qui réfère à des obligations ordinaires, à des activités domestiques contraignantes habituelles.

A la question - récurrente - de l’enquêteur de type et le soir (comment ça se passe) ?, ou et le week-end ?, les interviewés répondent en fournissant des catégories ordinaires d’action, en évoquent la succession et éventuellement les divers degrés de responsabilité des membres dans l’accomplissement des activités en question, mais n’en développent que rarement la nature et le détail. Il apparaît qu’il est difficile de se limiter à des verbes d’action et qu’il faut nécessairement faire appel à de l’agentivité : les interviewés brossent alors un tableau assez détaillé des responsabilités respectives et de la distribution des tâches, et donc des relations de couple, alors que ce n’est pas l’objet de la question.

Ces catégories temporelles induisent la description d’un ensemble d’actions, de tâches et de gestes qui relèvent de connaissances de sens commun, socialement partagées. Et qui distillent la banalité. En effet, la description des activités habituelle, de leur fréquence et régularité, s’accompagne très souvent d’un autre trait sémantique dans les productions verbales des participants : la banalité, au sens de l’ordinariness. De ce point de vue, un des principaux phénomènes à remarquer est sans doute la force des hyperonymes chose et  truc désignant des objets mais aussi des tâches, occupations, évènements, activités habituels (voir des situations plus globales)358. Alors que le premier terme est utilisé aussi bien par les intervieweurs que par les interviewés, truc (et, bien, que moins courant, son penchant machin), est utilisé par les interviewés uniquement : un truc le dimanche qu’on fait, ça c’est les lessives – Justine R. On remarque l’utilisation du verbe faire associe à l’hyperonyme. C’est en fait un phénomène courant dans les quatre interviews. En voici un autre exemple :

soit je fais un truc avec eux [les enfants]... banal, sortie…soit s’ils sont chez des copains, machin, je [XX], voilà…
Albert R., entretien du 28/12/2004’

Ces catégories sont parfois, mais pas systématiquement, accompagnées d’adjectifs qualificatifs (plus stressé/plus cool, nécessaire, régulier, etc.), avec des degrés de qualité (comparaison, superlatif, etc.) différents selon le contexte359.

Dans les descriptions des interviewés, les contraintes horaires, la régularité ou la rareté d’une activité ou d’une situation, ou encore l’optimisation du temps, sont des orientations thématiques importantes. Outre le temps standard, sur la base duquel sont généralement décrites les journées et les activités qui s’y déploient, il existe également des néologismes techniques (liés aux manières de structurer les jours, en semaine ou en huitaine, par exemple, avec le terme huitaine) qui relèvent d’un répertoire langagier de type gestionnaire360. Par ailleurs, certaines expressions attribuent des colorations et des intensités particulières à des enjeux organisationnels spécifiques, à travers des métaphores hyperboliques comme l’incendie. Paradoxalement, alors que les activités elles-mêmes ne sont que rarement décrites en détail (sur les plans de la dynamique, des cadres de participations, des difficultés rencontrées, des interactions auxquelles elles donnent lieu, etc.), les opérations de calcul temporel et les raisonnements organisationnels présentent, eux, un degré de sophistication assez important, avec - dans certains cas - des traits sémantiques et stylistiques que l’on pourrait qualifier de gestionnaires ou manageriels. Afin d’illustrer ce phénomène ainsi que le haut degré de conscience et d’intelligence temporelle et organisationnelle qu’exhibent les acteurs, nous verrons à présent quelques exemples (dont certains ont déjà été présentés plus haut à d’autres fins)

Notes
351.

Le terme « activité » est utilisé deux fois par l’enquêteur et une fois par Justine (pas à la suite de l’utilisation par l’enquêteur), alors que « tâche » est utilisé deux fois par l’enquêtée et une par l’enquêteur. Dans l’entretien avec Eric P., son compagnon, ainsi que dans celui auprès de Albert RAF, le terme « activité » est utilisé pratiquement le même nombre de fois par l’enquêteur et par l’enquêté (six fois pour le premier et une dizaine pour le second).

352.

Parfois une double logique de typification est manifestement à l’œuvre : chez Christine, par exemple, la description de la matinée se fait d’abord chronologiquement ; vers la fin du tours, une fois les activités « listées », elle dit : et la routine du matin a beaucoup changé depuis que les enfants grandissent parce que (…). L’hyperonyme routine vient catégoriser rétrospectivement l’ensemble des éléments décrits, terme qu’elle utilise aussi un peu plus loin :

ça arrive que Albert ait pas de contraintes fortes (le matin), donc il lui arrive de reprendre une heure de… quand tout le monde a fini sa routine, il repart se coucher (rire).

353.

Justine utilise une dizaine de fois « truc » pour faire référence à une activité donnée, et autant pour faire référence à des problèmes (« c’est ça le truc ») ou à des objets.

354.

Justine PR utilise travailler à huit reprises et bosser à cinq reprises (concernant surtout son travail, celui de son mari et en moindre mesure celui d’autres personnes, telles que sa fille ou la femme de ménage).

355.

Ce sont, avec parfois quelques variations, les mêmes que l’on retrouve massivement dans les forums de discussion, mais aussi dans la littérature sur la vie familiale, en particulier celle basée sur des logiques d’allocation temporelle d’activités prédéterminées (budget-temps).

356.

Dans cet entretien aussi bien Eric P. que T.T. utilisent l’expression générique « choses à faire » à deux occasions chacun, pour référer à la notion d’activités à réaliser à un moment ou dans une phase donnée de la journée.

357.

« Faire » reprend les verbes précédents de la liste : habillés, nettoyés, prêts à partir, etc., termes exprimés avec une aspectualité accomplie.

358.

Ce dernier point est également illustré par l’exemple suivant :

E.P. : quand je travaillais sur Paris, on avait quelque chose d’équitable, je dirais ; depuis que je travaille à XX, c’est largement plus souvent elle qui s’en occupe [déposer les enfants à l’école].

359.

Comparativement, dans l’entretien de Justine, par exemple, on remarqua le peu d’adjectifs utilisés par rapport au nombre de verbes et de noms d’action.

360.

Dans son entretien Albert RAF parle en ces termes de la manière dont il a répondu aux consignes du carnet de vie consistant à décrire une semaine classique :

I.F. : hum, hum.

A.R. : en fait, j’ai pas fait une journée de semaine classique, j’ai fait une

pondération sur sur la semaine complète. j’ai essayé de... parce que c’est

vrai qui y a... c’est vrai qui y a des activités qui sont de deux

semaines et d’autres de huitaine, mais finalement y a peut-être pas

une une frontière si nette et donc voilà.

Albert R., entretien du 28/12/2004