6.2.5. Dire le temps de l’action, dire le nom de l’action : catégorisation des activités domestiques et familiales

6.2.5.1 Dire le temps de l’action

Dans les sections précédentes nous avons abordé des pratiques et un certain répertoire langagiers qui contribuent à typifier, à objectiver et à conceptualiser des cours d’action en tant qu’activités particulières, avec leur ancrage spatio-temporel. Nous avons déjà évoqué le fait que dire le temps, c’est à dire évoquer un jour de la semaine, phase de la journée ou moment, déclenche des déductions chez l’interviewé à propos de la nature, de l’ordonnancement séquentiel et éventuellement de la durée des actions et activités ayant lieu habituellement ces jours, et dans ces phases ou moments. L’exemple suivant, que nous avons déjà traité mais seulement en partie, l’illustre bien :

‘J.R. : le temps (où) Arthur dort Chloé elle aime bien, elle vient, c’est aussi un moment à elle donc c’est sympa, sans son petit frère. Simon, lui, il rentre, il joue à l’ordinateur (continue description du mercredi après-midi de Simon)
T.T. : et là vous faites quoi en général ?
J.R. : heu… moi en général, et bien soit je joue un peu avec Chloé.
T.T. : hum, hum.
J.R. : soit heu… qu’est-ce que je peux faire ? je fais des lessives, j’étends le linge… heu… je peux préparer des trucs un peu à manger si c’est nécessaire. j e peux bosser un petit peu en fait aussi. Quand Arthur fait sa sieste, il arrive assez souvent que j’arrive à bosser une petite heure sur un truc, oui, ça arrive assez souvent. à l’ordinateur. le plus souvent à l’ordinateur. heu… j’envoie des mails, je sais pas, je fais des trucs comme ça, je m’occupe un peu de Chloé, je vous dis, on fait des choses un peu ensemble. je… j’ai pas de choses très précises, enfin ça me vient pas comme ça… heu… si je peux organiser les vacances, par exemple, c’est le mercredi que je peux faire ça, ou organiser les rendez-vous, si on prend rendez-vous chez le dentiste ou si… oui, ça arrive à ce moment-là.
Justine R., entretien 15/11/04 ’

Aux questions des enquêteurs de type et le soir (comment ça se passe) ?, ou et le week-end ?, les interviewés fournissent des actions qui évoquent la succession, ces labels temporels chapotant ainsi un ensemble d’actions, de tâches et de gestes qui relèvent de connaissances de sens commun et que l’on place aisément dans la plage temporelle définie dans la question de l’enquêteur, par le fil conducteur de l’entretien, etc.

Toutefois, la manière dont les interviewés disent le temps de l’action, associant une activité ou tâche routinière avec un moment de la journée, apparaît parfois trop condensé aux yeux de l’enquêteur : dans l’exemple suivant, après le tour de Christine donc on allume [la radio] en se levant et on éteint en partant. donc (…) en général y’a toujours la radio (…), I.F. demande des précisions sur les activités du matin :

  1. IF : justement, pour rebondir sur ce que vous faites le matin,
  2. quand vous vous levez, vous… vous pouvez décrire un petit peu…
  3. C.R. : je vais voir Mme Murphy ((rire))… joli euphémisme pour dire
  4. que je vais aux toilettes et puis après je me mets à préparer le petit-
  5. déjeuner. quand c’est prêt, je vais chercher les enfants s’ils sont pas
  6. encore levés, mon mari revient de la douche et on déjeune (…).

Christine R., entretien du 28/12/2004

Projetant probablement un changement topical de la part de Christine vers les activités se déroulant après le départ du foyer (le petit-déjeuner avait été traité quelques tours avant, et l’énoncé à propos de la radio évoque un déploiement temporel complet, avec bornes gauche et droite), l’enquêteur « rebondit » : cherchant à creuser la description de la matinée avant que le déroulement chronologique du récit ne rende ce point caduque, il produit un tour métapragmatique qui invite à détailler la description d’une phase particulière de la matinée (« ce qui est fait le matin »), en particulier avant la préparation du petit-déjeuner déjà décrite par l’interviewée (avec l’expression adverbiale quand vous vous levez, vous… qui fonctionne comme embrayeur et comme localisateur temporel)366. Malgré ce type de vérification ou de recherche d’expansion descriptive, le fait de suivre l’ordre chronologique allant du lundi vers le week-end, ordonne fortement l’interaction et les enchaînements thématiques et suffit très souvent à marquer un repère temporel signifiant à partir duquel décrire des activités. De plus, des connaissances d’arrière-plan concernant la rythmicité des différents jours de la semaine est souvent mobilisée par l’intervieweur comme stimuli pour la description, comme dans le cas suivant :

T.T. : le matin, j’imagine que vous avez des horaires un peu différents.
J.R. : alors le matin oui, on ….
T.T. : parce qu’un samedi sur deux donc….
J.R. : y a école mais… c’est pas très grave ça. c'est-à-dire qu’en principe, c’est souvent moi qui me réveille. ça me dérange moins de me réveiller tôt le matin… alors on se réveille si je dors … au dernier moment, je réveille Chloé,… donc elle aime bien, c’est son petit moment… on se prépare rapidement, je la pose à l’école, puis je vais faire des courses ou je rencontre d’autres parents d’élèves… c’est assez sympa aussi ce moment-là où finalement, y a un enfant en moins, où on peut faire davantage de choses… donc on revient. Eric, en général, il aime bien s’occuper d’Arthur le samedi matin, il va jouer avec lui, il fait des trucs avec lui. (…) oui, y a beaucoup moins de contraintes horaires, quoi, le week-end, ça c’est clair… donc, après, je vous dis, j’sais pas, l’après-midi, comment ça se déroule… si Arthur va faire sa sieste, on va au square, on n’a pas de …(…)
Justine R., entretien 15/11/04 ’

S’associent dans cet exemple des repères temporels, des connaissances récemment acquises sur les routines de la famille (via l’entretien préalable avec le conjoint)367 et des raisonnements de sens commun.

Notes
366.

La référence à Mme Murphy est intéressante car il s'agit d’un euphémisme, il est traité comme non partagé et est donc expliqué, et enfin est mentionné comme une activité extrêmement routinière et banale mais qui est généralement non mentionnée, voire tabou. Merci à L. Mondada d'avoir attiré mon attention sur point.

367.

On pourrait voire cette intervention de l’intervieweur comme une occurrence elliptique de « dire l’action (aller à/emmener à) école ».