6.2.5.3 Exemples de réajustements descriptifs en interaction

En règle générale, les interviewés ne s’attardent que rarement d’eux-mêmes sur les détails du déroulement des activités ordinaires, ou sur la signification des termes par lesquels on les désigne. Certaines exceptions ont toutefois été observées, qui rendent compte d’un travail interactionnel de réajustement émergeant de discordances entre interviewé et intervieweur et donnant lieu à des séquences de co-élaboration catégorielle. Nous verrons trois extraits pour aborder cette question :

  1. A.R. : si j’ai un petit peu de temps devant moi, je fais le tour de la maison
  2. pour essayer de faire en sorte que ce soit pas un bazar innommable le
  3. soir en rentrant quoi.
  4. IF : (…) donc vous faites un peu du ménage, c’est ça ?
  5. A.R. : voilà, enfin le ménage, oui et non. je passe pas la serpillière
  6. dans tout l’appartement, mais au moins je vais m’assurer que la table
  7. est débarrassée…
  8. IF : d’accord. voilà, si les bols sont lavés et les lits sont tirés quoi.
  9. A.R. : voilà
  10. IF : d’accord, je vois
  11. A.R. : et je pars, ben ça dépend. ça dépend de l'heure à laquelle
  12. j'ai des contraintes (…)
  13. Albert R., entretien du 28/12/04

Dans cette séquence latérale (Jefferson, 1972)370 visant à clarifier un propos de l’interviewé, l’enquêteur reformule l’expression d’Albert « [faire] le tour de la maison » (avant de quitter le foyer), et, cherchant à confirmer son interprétation, propose « [faire] un peu de ménage »). Ce qui se veut une ratification pour l’enquêteur fonctionne en définitive comme une redéfinition des contours sémantiques, en partie réfuté au tour suivant. Chercheur et interviewé réalisent ici un travail interactionnel autour d’un objet de discours (Mondada, 1995)371 : à la l. 5, après une confirmation, le connecteur reformulatif enfinrévise le contexte en précisant davantage la proposition suivante (Rossari, 2000). De manière manifeste « le ménage » est détaché, suivi d’un acte double de confirmation et de négation (oui et non, ls. 5), et sa portée pragmatico-sémantique resserrée : d’abord via une expression hyperbolique (je passe pas la serpillière dans tout l’appartement - ls. 5 et 6) puis via une opposition restrictive (mais au moins…ls. 6-7). Coté enquêteur, la clause etcetera se remet ensuite à fonctionner, stimulée peut-être par le ton quelque peu ironique de l’hyperbole d’Albert372.Dans l’exemple suivant la redéfinition des traits sémantiques d’une action-objet se fait moins en nuançant le propos de l’enquêteur qu’en dépliant sémantiquement et pragmatiquement le terme de référence pour le pattern d’activités proposé par l’enquêteur :

  1. IF. : on a vu un petit peu les différents types d’activités, heu, quelle
  2. autre activité vous avez mis à part le fait que vous allez souvent surfer
  3. sur Internet ? vous travaillez sur votre ordinateur, le repassage...
  4. A.R. le ménager, ça prend du temps, et des enfants qui ont des habitudes
  5. de confort, notamment vestimentaires. je fais beaucoup de repassage,
  6. beaucoup de lavage, dans une semaine. c’est beaucoup beaucoup
  7. beaucoup. (…) de repasser éventuellement, mais de laver, c’est tous les
  8. jours. c’est la tenue complète tous les jours. enfin, est-ce qu’il y a une
  9. lessive tous les jours ? pas forcément, parce qu’on a pas beaucoup le
  10. temps (…)

Albert R., entretien du 28/12/04

Ici la question de l’enquêteur, demandant des informations nouvelles et complémentaires mis à part le « déjà traité » dans l’entretien (spécifié ensuite l. 2-3 : surfer, travailler à l’ordinateur, repasser), semble poser problème à Albert ; en particulier le fait que le repassage soit une activité listée parmi d’autres, inclue dans le générique différents types d’activités 373 . Comme si une activité trop simplement décrite écrasait le vécu et l’engagement quotidiens de l’interviewé, comme si le tour de l’enquêteur, en quête d’expansion topicale, comprimait indûment le temps et la portée de l’action. Ainsi, dans un mouvement inverse par rapport au tour de la maison, où il s’agit plutôt d’une rétrogradation (downgrade) de la catégorie « ménage », Albert déploie sémantiquement la catégorie le ménager en en décrivant un engagement requis (avec de nombreux –upgradings : ls. 5-7), et une portée temporelle importante. Albert dédouble le ménager en repassage (déjà évoqué, y compris par l’enquêteur) et lavage (non encore évoqué) pour mettre l’accent sur ce dernier point, avant de le nuancer (ls. 7-10). Albert fournit aussi des accounts explicativo-justificatifs (ls. 4-5).

Dans l’extrait suivant, enfin, l’interviewé combine les deux aspects, et y intègre un troisième métalangagier, afin de retravailler l’attribution de la part de l’enquêteur d’une rythmicité trop figée aux week-ends :

  1. T.T. : et alors, le dimanche, donc les choses sont un peu plus
  2. désorganisées forcément que la semaine.
  3. J.R. : oui, c’est plus désorganisé…
  4. T.T. : donc y a… y a pas un rythme aussi routinier que dans la
  5. semaine.
  6. J.R. : ben non. ben oui… ça dépend, soit… tout dépend si on sort, le
  7. week-end, si on fait quelque chose le dimanche ou si on fait rien. si on
  8. fait quelque chose le dimanche, parce que c’est comme ça aussi quand
  9. je vois qu’on se le demande… le samedi « est-ce qu’on fait quelque
  10. chose ce week-end, ce dimanche ? ».
  11. T.T. : et vous vous le demandez quand ?
  12. J.R. : lui, il peut me le demander à n’importe quel moment (…)

Justine R., entretien 15/11/04

Comme dans l’exemple précédent, on observe une problématisation et une redéfinition, de la part des enquêtés, d’inférences logiques proposées par les enquêteurs. Or, alors que l’inférence dans l’extrait précédent portait sur comment « dire l’action » (recatégorisait l’activité faire le tour de la maison en faire un peu de ménage), ici l’inférence porte sur comment dire le « temps de l’action ». Il s’agit moins d’un travail langagier sur les traits sémantiques d’un objet de discours spécifique, que d’une redéfinition des attributs projetés par une caractérisation générale des choses du week-end : le présentatif y a pas utilisé par l’enquêteur propose une nouvelle factualité temporelle qui serait propre aux week-ends : un rythme aussi routinier que dans la semaine (ls. 4-5).

Utilisant le registre du scénario en miroir, caractérisé par l’exposition d’activités distinctes selon l’une ou l’autre option envisagée, Justine reprend et reformule cette objectivation : avec un acte double de confirmation et de négation (ben non. ben oui…l. 5), la portée de la caractérisation de l’enquêteur est resserrée, relativisée : ça dépend, est ainsi suivi d’une mise en perspective des scénario possibles qui conteste le mouvement déductif premier : bien que les deux interactants s’accordent sur le fait que le week-end c’est plus désorganisé, il ne découle pas nécessairement de cela un rythme moins routinier. Le degré de contrainte temporelle et de routinité des activités du dimanche dépend de l’alternative sortir/pas sortir374, scénario alternatif qui n’est d’ailleurs pas développé immédiatement, car c’est la procédure même de gestion interactionnelle et organisationnelle des possibles qui est abordée ici (ls. 9 à 12).

Objectiver et typifier des actions humaines, et les colorer d’une certaine tonalité organisationnelle, implique comme on le voit, une dimension métacommunicationnelle, avec des discours rapportés, par exemple, et métapragmatique, avec un retour réflexif sur les pratiques décrites. Les capacités formelles, interactionnelle, sémantiques et pragmatiques du langagier occupent une place de premier ordre en ce qui concerne les pratiques typifiantes. Dire la routine, la décrire chronologiquement, fait partie de la routine elle-même et d’un certain nombre de compétences. Nous verrons dans la section suivante que les interviewés sont concernés à la fois pas la vériconditionnalité de leurs propos, la compatibilité entre les versions des conjoints ou encore la complétude de l’activité consistant à décrire les activités. Plus globalement, les retours réflexifs et les commentaires méta des participants rendent compte d’une intelligence épistémique et pratique de la situation, de l’entretien de recherche comme scène sociale particulière.

Comme nous le verrons aussi au chapitres 8, notamment, et 10, à l’instar des category-bound activities 375 du dispositif d’analyse des catégories sociale de Sacks (1992), ces manières de dire le temps et l’action ouvrent des pistes de recherche sur ce que nous appelons des time-bound activities et des activity-bound temporalities. Avec ces notions nous désignons des logiques pratiques à travers lesquelles les participants lient des moments et des activités de manière typique et normativement ancrée dans le sens commun. Ainsi, des durées peuvent être sanctionnés en faisant appel à la nature de l’activité, et, réciproquement, des activités peuvent être définies comme pertinentes selon un moment ou phase de la journée particulière. Cette piste analytique reste toutefois à approfondir.

Notes
370.

Les séquences latérales ont pour but le traitement d’un objet conversationnel peu clair (unclear object) sur les plans acoustique, sémantique, pragmatique, et fonctionnent donc comme des séquences relativement longues de réparation. Ici, après un tour 1 (T1) où Albert objectivise son activité sous le terme de tour de la maison, le T2 de son interlocuteur, dans une quête d’éclaircissement, le reformule, classant l’objet « tour de la maison » dans la catégorie plus large et plus communément admise de « ménage ». Le tour conclusif de la première phase de la séquence, le T3 d’Albert (ls. 5 à 7), redéfinit l’objet - et son appartenance catégorielle - proposé en T2. Enfin (ls. 8 à 10) dans une seconde phase, les deux acteurs collaborent à la stabilisation sémantique et pragmatique et à l’éclaircissement définitif de l’objet en question.

371.

Ogien et Quéré (2005) parleraient plus spécifiquement d’action-objet, comme nous l’avons déjà évoqué.

372.

Ton qui d’une certaine manière écorne l’accord tacite sur le monde compris en commun, ton que le tour de l’enquêteur (l. 8), fournissant une complétude au paradigme d’activités « faire le tour de la maison », viendrait réparer.

373.

Rappelons que le repassage est une activité importante chez les RAF, d’autant plus qu’elle est équitativement partagée entre les membres du couple et qu’elle faisait l’objet, au moment du terrain d’enquête, d’un processus apprentissage chez Thomas, le fils aîné.

374.

Tel que le dit Justine dans les tours suivants, une sortie en famille impliquera une certaine organisation de la matinée sans laquelle un départ synchronisé et relativement rapide ne peut se faire.

375.

Les category-bound activities désignent une série de catégories typiquement liées à des activités particulières. Sacks (1992) donne l’exemple de « pleurer » comme étant associé à la catégorie « enfant » : si quelqu’un pleure, qu’il soit enfant ou adulte, il sera catégorisé en tant qu’enfant.