6.4.6. L’activité dans l’espace-temps du foyer : normativité, routinité, agentivité

Comme on le voit, ces règles ou normes ne se limitent pas à informer sur un découpage du temps standard : on commence à dessiner des logiques normatives, et à voir la prégnance du collectif, de la temporalité et du domestique comme espace d’action et de vie partagées. Or, on ne peut pas dire grand-chose sur la manière dont ces règles agissent dans les situations concrètes, dans quelle mesure elles participent à configurer la responsiveness des membres face à des situations problématiques – et plus globalement leur agentivité 381 – mais, non plus, quelles ressources langagières et quel type d’actes de langage implique leur mobilisation dans l’interaction. En d’autres termes, on ne peut pas dire grand-chose de la relation entre modèle/patterns/schéma d’expérience et schéma d’interprétation. Si les maximes dont nous venons de parler contribuent à la production morale d’une normalité temporelle et familiale c’est parce que la temporalité est à la fois une préoccupation, une contrainte et une matière première de la vie quotidienne à la maison, et non pas un ensemble de normes abstraites ou un temps mécanique auquel il s’agirait de se plier aveuglément.

A l’instar du code du détenu analysé par Wieder (1974), la routine domestique (ordonnée donc dicible, dicible donc ordonnée et ordonnante) fournirait à l’ensemble des membres les motivations pour s’engager d’une certaine manière dans la vie domestique et dans les interactions et servirait de ce point de vue comme explication du comportement des familles et de la stabilité de leurs pratiques. De ce point de vue, il n’existe pas un sens commun qui préexisterait et des procédures qui viendraient le dire au moment opportun, mais un processus constant de préconceptions plus ou moins partagées entrant socialement en interaction, et s’ajustant au gré des circonstances, pour donner à voir-et-comprendre le sens commun du groupe à un moment donné. Une idée qui fait écho à ce que Wittgenstein (1961) appelle « voir-comme » (sehen als) : lorsqu’un « problème » surgit, lorsqu’une chose (une image, une expression linguistique, une situation ajouterons-nous) est ambiguë, une relation privilégiée se noue, dans l’effort de résolution, entre interprétation et perception, entre dimension sémantique, capacité à conceptualiser et à voir382.

Dans les foyers cette relation s’appuie fondamentalement sur le langage qui, ancré dans des corporéités et des matérialités, attribue de la signification au monde et à l’expérience. Elle le fait non pas en étiquetant la réalité, mais en stabilisant publiquement des configurations spatio-temporelles, matérielles, interactionnelles, normatives et affectives. Les patterns apparaissent sous forme de configurations routinières composées d’éléments hétérogènes : objets, programmes télévisuels, habitudes d’usage, arrangements spatiaux, relations familiales, formes conversationnelles, orientations normatives. Malgré la variabilité des accomplissements, nécessairement locaux et ajustés aux contingences, chacun, chaque jour, est capable de les reconnaître et de s’y ajuster (ou est éduqué à, orienté vers/poussé à l’être et à le faire). Mais, comment on vient-on à faire de telle activité, ou de tel moment de la journée, des chronotopes (Bakhtine, 1978), c’est à dire des espace-temps spécifiques reliant discursivement, cognitivement et pratiquement des lieux, des temporalités et des activités caractéristiques de l’espace domestique et familial ? C’est en grande partie par le truchement de mises en mots systématiques du temps de l’action et du temps comme action que cette « reconnaissabilité » est produite.

Notes
381.

La notion d’agentivité se réfère au fait, pour l’action, d’être dirigée vers des buts contrôlés par des agents.

382.

Pour des études approfondies sur le phénomène du « voir-comme » wittgensteinien, en philosophie, cf. notamment Benoist (2006) et Pastorini (2010).