6.4.7. Les trois temps de l’activité et de l’engagement situés

A l’instar des activités analysées par les chercheurs des WorkPlace Studies ou de l’anthropologie linguistique, la coordination et la routinisation dans les foyers familiaux sont des processus où structure et improvisation fonctionnement de pair : dans l’accomplissement et l’ordonnancement des actions on observe à la fois un caractère flexible, ajustable aux contingences, et des structures diverses (paires adjacentes, séquençages standardisés d’actions, etc.) sur lesquelles cette flexibilité prend appui, et qui sont soumises à l’évaluation pratique, temporelle et morale des interactants et de la communauté de pratiques. Se projeter de façon coordonnée repose donc sur le fait d’interpréter une situation de manière semblable, au sens de s’attendre à/compter sur l’application des principes de coopération, de temporalistion, de pertinence383.

Comme pour les lieux de travail, les analyses doivent identifier les pratiques verbales et les raisonnements permettant aux acteurs de s’orienter mutuellement vers les comportements et les situations, et d’en reconnaître la temporalité spécifique. On doit, pour ce faire, rendre justice à la complexité de l’écologie matérielle et actionnelle de l’espace domestique : à la multi-activité (plusieurs activités menées à la fois par un même acteur), au partage d’espaces qui donne lieu à un incipient state of talk (Schegloff et Sacks, 1973 ; Schegloff, 2002)384 quasi constant, aux frontières poreuses et fluctuantes entre activités et entre cadres de participation, etc. Il est donc inimaginable de se baser uniquement sur les entretiens. C’est l’activité dans son déploiement temporel situé qui doit faire désormais l’objet de nos analyses.

Les théories sociales de l’action attribuent une importance fondamentale à la tridimensionalité de l’action dans le temps385 : la dimension itérative, c’est à dire la réactivation sélective de patterns d’action et de raisonnements passés386 ; la dimension projective, c’est à dire l’engagement imaginaire avec le futur, l’identification anticipatoire, la projection de lignes d’action et de pensée dans un futur différent du présent et du passé387 ; et enfin la dimension pratico-évaluative, c’est à dire l’expérience « agie » (enacted)388, l’interaction dans le présent avec le monde, la production de jugements pratiques et normatifs en réponse à des demandes émergentes au cours de situations en constante évolution. L’activité « agie » et ordonnée, dont l’ordonnancement permet de comprendre l’objectivation et la conceptualisation post hoc, ne peut être étudiée de manière satisfaisante uniquement par les reconstructions discursives (qui au sein de leur contexte de production présentent à leur tour les trois dimensions temporelles évoquées). Ontologiquement, l’expérience « agie » est celle qui régit les manières organisées de faire, les « arts de faire » (Certeau, et al., 1994) : la capacité d’anticiper ou de retenir ce qui s’est passé est à l’œuvre uniquement dans l’accomplissement situé. Encore une fois, si les actions et activités ordinaires peuvent être formulées, c’est à dire mise en mots, décrites, racontées, expliquées c’est parce qu’elles sont en ordre telles qu’elles sont produites (Ogien et Quéré, 2005) et que cet ordre, concret, est observable (cette observabilité conditionnant la coordination) en tant que déploiement tridimensionnel dans le/du temps.

Notes
383.

L’habitualisation/routinisation, nous rappelle Bange (1994 : 47 et 60), qui reprend Schütz à son tour, produisent des inférences et des motivations partagées, et par là-même, des réciprocités de perspective. Plus globalement, l’habitualisation/routinisation s’appuient sur des manières d’interpréter et d’agir ensemble sans lesquelles il n’y aurait pas de monde(s) commun(s).

384.

Dans les foyers on observe une disponibilité mutuelle prolongée de personnes qui demeurent pourtant souvent affairées dans des occupations individuelles distinctes. Dans les descriptions de ce phénomène d’incipient state of talk appliquées au monde du travail, faites, chacun peut déployer une ingéniosité minimale pour prendre la parole et s’immiscer plus ou moins directement dans l’occupation d’autrui, par une question, une sollicitation, ou une évaluation. Comme le montreront les chapitres suivants, bien que la production, maintien ou transformation de cadres de participation fluctuants ressemble sous certains aspects à ce que l’on voit dans les lieux de travail, une asymétrie importante est à souligner : les enfants ne semblent pas avoir les même droits et obligations vis-à-vis des interruptions, suspensions et reprises conversationnelles que les adultes, ces derniers pouvant intervenir à tout moment sur le cours d’action de l’enfant, notamment des plus jeunes, alors que l’inverse n’est pas vrai.

385.

Pour une étude de la relation entre temporalité de l’action et agentivité, dans une approche voisine de la nôtre, cf. Emirbayer et Mische (1998) qui, en référence à la tridimensionalité temporelle de l’action que nous venons d’évoquer, parlent de chordal triad, (avec ses tons dominants et secondaires) comme base conceptuelle de l’agentivité.

386.

En ce qui concerne la dimension itérative de l’action et de l’agentivité, la notion schützienne de schéma ou schématisation d’expérience - compris en tant que patterns aussi bien corporels que cognitifs (Dewey, 1922) – a ici une importance cruciale : pour l’acteur il ne s’agit pas uniquement de « posséder » ces schémas, mais aussi d’être capable de les reconnaître, les localiser, et les implémenter sélectivement, au cours de ses transactions situées avec le monde. Ainsi, on s’intéresse souvent plutôt aux orientations des membres vers ces schémas qu’aux schémas eux-mêmes. Emirbayer et Mische (1998 : 975) localisent cette dimension dans les schématisations d’expérience sociale.

387.

Dans cette dimension l’acteur est capable de défier, reconsidérer et reformuler les schémas d’expérience du passé afin de répondre aux problèmes pratiques qui se posent à lui. Selon Emirbayer et Mische (1998 : 984), l’agentivité réside en la capacité à faire des hypothèses sur l’expérience, ce qui reprend l’idée de Schütz sur le projet en tant qu’acte complet imaginé dans un futur antérieur.

388.

Dans cette dimension, le rôle du jugement est primordial, aussi bien à propos des objectifs que des moyens de l’agir. Selon Emirbayer et Mische (1998 : 994), l’agentivité réside ici dans la contextualisation de l’expérience sociale.