Conclusion

En exploitant une méthodologie traditionnelle en sciences sociales, nous avons d’abord dégagé des régularités dans l’organisation de la semaine et des journées des familles observées, en nous servant des entretiens comme simples ressources informationnelles, afin de dégager certaines caractéristiques des activités domestiques quotidiennes et reconstruire le rythme de la vie des familles. Dans un second temps, le chapitre nous avons traité les entretiens en tant qu’objets (et non plus comme source « transparente » d’information).

Dans les entretiens les journées sont décrites comme étant typiques, les routines comme étant régulières et prévisibles : ceci répond au fait que, au moment de faire ce qui est décrit ensuite, les acteurs donnent à voir ce qu’ils font comme étant quelque chose d’ordonné et d’intelligibles. Ceci rend les activités non seulement interprétables in situ, mais aussi, racontables post hoc. Or, il y a quelque chose d’autre : l’activité et/ou le temps de l’activité sont exprimées de manière à répondre aux fins descriptives propres à l’exercice de l’entretien, ce qui attribue aux routines des visées particulières, différentes de celles relatives à l’action et à l’environnement au cours de la gestion pratique des activités elles-mêmes.

Pour répondre à ces fins spécifiques, les participants produisent des typifications d’actions et des standardisations temporelles. Nous avons vu que les acteurs (interviewés et intervieweurs) donnent forme à un genre descriptivo-narratif particulier où la relation que les habitants adultes des foyers entretiennent avec leurs expériences est sous-tendue par le sentiment d’évidence avec lequel apparaissent généralement les significations des expériences vécues, tout particulièrement celles des activités habituelles ou routinières. Nous avons montré aussi la capacité des acteurs à formaliser, conceptualiser, objectiver, typifier et normaliser les activités routinières en tant que telles. Des formalisations, conceptualisations, objectivations et typifications qui montrent aussi la capacité de réflexivité discursive des enquêtés. Or, nous savons que la rationalité des activités situées ne dépend pas de ces mises en mot et de ces formalisations, et que l’usage des entretiens procède subrepticement à une substitution de rationalité, faisant disparaître la dynamique du raisonnement et du sens pratiques tel qu’ils se sont déroulés in situ (Ogien et Quéré, 2005 : 56). Pour les parents, pouvoir parler comme ils le font de leurs journées, pouvoir restituer dans l’interaction des schémas d’expérience sous forme de description et de narration, semble faire partie des compétences des adultes et plus particulièrement des compétences parentales.

Or, les pratiques organisationnelles, ou selon les termes de Schütz (1967), les pratiques organisationnelles-signifiantes, telles qu’elles sont décrites dans les entretiens ne permettent pas de saisir les procédés qui participent à produire l’ordre domestique et familial ni d’identifier les ressources mobilisées pour ce faire. Eminemment objectivantes et stabilisantes, les descriptions demandées et fournies lors des entretiens gomment en général les interactions et négociations des adultes avec les co-participants, les enfants en particulier, pourtant centrales. D’autre part, ces récits ne restituent guère les accounts, les justifications et les explications qui ont lieu au cours des échanges organisationnels, ce qui ne permet pas de comprendre le rôle que jouent concrètement les attentes normatives, y compris celles évoquées dans les entretiens, ni quels en sont les enjeux interactionnels spécifiques.

De plus, la plupart des descriptions produites par les parents rend compte d’une position de « bénéficiaires » (des activités de soins/attentions parentaux notamment) chez les enfants, sans que soit évoquée la question de ce que ces activités demandent de faire (ou de ne pas faire) aux enfants. Parfois les enfants sont désignés comme « se débrouillant » vis-à-vis de certaines activités, comme le goûter, qui peut consister à manger quelque chose de simple, ou à le demander à l’adulte390. Les difficultés avec les enfants sont évoquées comme faisant partie de cycles de vie passés dans l’histoire des familles : les enfants « ont grandi », « se débrouillent », etc.

Ce sont les parents qui réalisent, coordonnent, synchronisent et contrôlent de multiples cours d’action dans le foyer, garantissant l’ordre domestique, sa prédictibilité et sa perpétuation, sans que les prouesses ordinaires et les épreuves quotidiennes que cela implique n’apparaissent véritablement dans les récits. Puisque les parents font parfois référence à la maturation des enfants en termes d’autonomie dans la gestion pratique et temporelle de certaines activités, on pourrait penser que les plus jeunes enfants sont moins actifs et plus choyés. Néanmoins, des « trésors de diplomatie » visant l’accomplissement et la gestion des routines ont été observés, et pas seulement vis-à-vis des cadets, ainsi que des conflits et des négociations entre parents et enfants, quel que soit leur âge.

Etre parent semble ainsi impliquer de présenter la vie domestique comme quelque chose que l’on gère avec expertise ; être parent signifie détenir non seulement des savoirs et des savoir-faire pratiques, mais aussi des « savoirs-décrire » et des justifications vis-à-vis des enquêteurs qui rendent savoirs et savoir-faire pratiques à la fois banals et maîtrisés. L’agentivité qui émerge des descriptions d’action semble moins liée à des compétences organisationnelles spécifiques aux échanges (et aux relations) entre adultes et enfants qu’à la manière dont les parents se placent dans le paysage logistique de leur vie familiale et à la manière dont ils présentent la répartition des tâches entre conjoints.

Malgré le fait qu’ils soient articulés, discours post hoc et discours in situ exhibent des connaissances d’arrière-plan, des attentes et des trames pratiques distinctes. Pour rendre compte du langage comme fait constitutif du social nous devons à présent nous pencher sur le sens pratique des typologies, des connaissances et des normes dont font part les entretiens, cette-fois-ci non pas dans le cadre d’une activité fondamentalement descriptive, mais du point de vue de leur ancrage interactionnel et écologique et de leur opérativité temporelle. Un accomplissement ordonné « s’ouvre sur le futur, le mesure et s’y mesure » (Quéré, 2006 : 208) et ne peut le faire que s’il « s’ouvre, du même mouvement, au passé de ce qui a été fait et qu’il le mesure (…) au regard du résultat à obtenir » (ibid.). Ainsi, on abordera les routines et les routinisations domestiques et familiales telles qu’elles sont accomplies par des acteurs dont l’attention et l’exploration se portent sur des choses singulières, constammentengagés dans des transactions avec le monde et avec autrui, et produisant des jugements et des évaluations sur ce qu’il faut faire pour compléter ou dénouer une situation donnée.

Nous verrons dans la Partie III (chapitres 7 à 10), que les ressources langagières (descriptives, explicatives, injonctives, etc.) déployées au cours des entretiens sont tantôt concordantes, tantôt différentes de celles déployées in situ, à la maison, avec les enfants. Surtout, nous verrons apparaître d’autres « organisateurs » : les frères aînés des fratries, ainsi que des acteurs non-humains. Les analyses d’extraits vidéo aborderont donc la manière dont l’ensemble des acteurs habitants (adultes et enfants), pris dans des situations d’accomplissement et non plus de description, pris donc dans des agencements écologiques concrets, participant au développement et à la structurations temporels de processus divers, les contrôlant localement en fonction du déploiement global des routines domestiques, mobilisent les rationalités pratiques (identifiées ou pas via les entretiens) dans l’agir. Les schémas d’expérience qui permettent aux interviewés de décrire acteurs, objets et événements comme ayant une existence relativement stable et certaine, d’adhérer à des notions objectives et mesurables du temps et de l’action, seront analysés du point de vue de leur sens pratique et de leur force interprétative, performative et morale, c’est à dire en tant que schémas d’interprétation et d’action.

Notes
390.

Dans les entretiens des PR ainsi que des RAF, on décrit les deux enfants aînés de chaque famille (Simon et Thomas) comme se débrouillant et se gérant, plus généralement, de manière autonome (par rapport aux autres enfants de la fratrie).