7.2. Repères, durées et projections dans la parole-en-interaction

Un des premiers phénomènes que nous avons remarqué dans le corpus concerne le grand nombre de vocalisations et de verbalisations/commentaires d’action, notamment chez les adultes. Dans un état de parole ouvert (Goffman, 1987 : 144), pendant qu’ils vaquent à leurs occupations, et/ou qu’ils se déplacent d’un lieu à un autre du logement, de nombreux énoncés sont produits, généralement perceptibles par les co-présents393 mais qui ne semblent adressés à personne en particulier. Loin d’être un phénomène périphérique, ces énoncés font partie d’un tissu de pratiques de publicisation et de repérage temporel (public) des cours d’action et des engagements des adultes.

S’orienter vers une activité donnée ou être en retard, par exemple, ne sont pas des faits temporels extrinsèques, mais sont des situations produites interactionnellement, localement et écologiquement sur des bases évaluatives et des raisonnements propres à la vie domestique dans chaque foyer. Nous avons déjà souligné (La Valle, 2006[2008] ; La Valle, 2010) que l’organisation temporelle peut se fonder sur tout ce qui est doté de : a) de repères, de marques publiquement accessibles qui apportent des changements, des éléments différentiels et signifiants au déploiement de l’activité en cours, et b) d’une durée délimitée publiquement disponible (heure standard et/ou processus matériel-informationnel). Contrairement aux repères de type a), qui peuvent consister en un seul marquage (à table !), avec une orientation prospective ouverte, par exemple, la durée est une épaisseur temporelle nécessairement composée d’au moins deux repères (ça fait un long moment de télé par ex., reliant le moment de l’énonciation au début de l’activité « regarder la télé »). Certaines durées sont soutenues langagièrement, avec pour seul support cognitif les schématisations et typifications que rendent possibles les mises en mot de répertoires partagés d’actions et les évaluations normatives. D’autres, s’appuient sur des supports cognitifs distribués dans l’environnement domestique (après ce Scooby-Doo on éteint) : certaines activités ou processus disposent en effet intrinsèquement de balisages qui délimitent des durées, comme la télévision, qui émet des flux dont la durée est publiquement disponible et pré-segmentée (alors que ce n’est pas le cas, du moins pas aussi clairement, des activités menées à l’ordinateur, par exemple)394.

Par ailleurs, projeter publiquement des activités consiste à produire des bornes ouvrantes, à marquer un changement dans le cours de l’action présente en annonçant un objet-action à venir, de manière plus ou moins injonctive (valeur directive). Les principes organisationnels a ) et b) se combinent entre eux et avec la structuration en phase – et en sous-phases- des journées (dont nous avons vu certains aspects au chapitre précédent). Ces principes à l’œuvre sont efficaces localement, mais aussi, et de manière indissociable, dans le cadre ’une sédimentation de pratiques domestiques et familiales. Ainsi, suite à une série d’annonces sur lesquelles l’enfant ne s’est pas aligné, par exemple, l’injonction sèche d’un parent projetant l’activité suivante, tire rétrospectivement son sens, son interprétabilité et sa force des interactions préalables, du caractère cumulatif de celles-ci.

Principaux impulseurs de l’action395 - propre et autrui - les parents s’orientent non seulement vers la phase suivante mais aussi vers la force pratique et normative de cette succession396 sur le moment actuel. Repères, durées et projections sont donc les briques formelles de l’organisation du domestique, inséparables de ses aspects moraux, relationnels et éducatifs.

Notes
393.

Engagés dans leurs propres activités, ce qui donne lieu à un contexte d’activités éparpillées.

394.

Un flux télévisuel est composé de programmes entiers, de parties de programmes et d’inter-programmes assemblés consécutivement lors de la production du flux, qui devient un unique continuum naturellement compréhensible par la perception humaine dans la mesure où les méta-données de structuration et découpage du flux sont « invisibilisées ». C’est d’ailleurs cette caractéristique qui pose problème à un certain nombre de services et artefacts techniques (existants ou innovants) et qui a donné lieu à plusieurs travaux cherchant à identifier la manière d’extraire – plus ou moins automatiquement d’ailleurs - la structure sous-jacente d’un flux télévisuel (Cf. Poli, 2007 ou Manson, 2010, cette dernière thèse ayant été réalisée à Orange Labs Rennes). Dans le chapitre suivant nous verrons en détail les pratiques organisationnelles s’appuyant sur les émissions télévisuelles en tant que « donneurs de temps.

395.

Dans la perspective de la linguistique textuelle, J-M. Adam (2001) regroupe différents genres socio-discursifs sous l’étiquette de « textes d’incitation à l’action » : consignes et règlements (séculiers ou religieux), recettes, modes d’emploi, guides d’itinéraires, notices, etc., dont l’air de famille réside sur l’action discursive englobée dans le « dire de faire » (cf. la classification des actes de base de Sperber et Wilson, 1989 : « dire de », « dire que » et « demander si »). Bien que ces réflexions concernent le langage écrit, elles nourrissent nos propres réflexions sur les répertoires de l’action et les pratiques parentales.

396.

L’aspect projectif, l’orientation constante des acteurs sociaux vers la suite de leur action, soulignée par l’ethnométhodologie, fait écho à d’autres courants et disciplines qui pointent le caractère éminemment prospectif de l’expérience humaine et de la vie sociale. L’économiste Commons (1934), avec sa notion de futurité, insiste par exemple sur le fait que l’on vit dans le futur, mais que l’on agit dans le présent.