7.3. Scander et rendre intelligible le flux de l’action

Nous partons de l’idée goffmanienne (Goffman, 1974 : 253) que les membres de la société scandent le flux des actions, qu’ils en produisent une segmentation reconnaissable (ou episoding). Dans ce sens, le contrôle sur les transitions entre activités constitue un enjeu normatif et interactionnel (Robinson et Stivers, 2001), qui mobilise des moralités pratiques, des connaissances et des attentes à maintenir selon l’activité en cours et la position catégorielle des participants. Le marquage des cours d’action crée des coupures, des contrastes, des emplacements différentiels ; ici nous décrirons ce marquage en mettant l’accent sur certaines pratiques solitaires de verbalisation/évaluation de l’action, puis dans la scansion explicite du flux de l’activité, avec au sans participants ratifiés. Nous nous focalisons sur un élément linguistique particulier, la particule397 bon (notamment telle qu’elle est utilisée dans des interactions non-focalisées) ; nous aborderons ici des phénomènes déjà traités par Goffman (1987), dans son chapitre « Exclamations »398. En passant de la simple notion de soliloque à la réflexion sur les relations des acteurs à la situation sociale (Goffman, 1974 : 97-98)399, nous tâcherons de montrer que, dans les foyers, les écarts à la règle « ne pas parler tout seul en public » (ibid. : 95), sont non seulement nombreux mais, surtout, opératoires : du point de vue de la structurations temporelle de la vie domestique collective, les verbalisations d’action, les particules discursives et les annonces « à la cantonade » ne semblent pas violer l’interdépendance propre aux échanges entre locuteurs (Goffman, 1987 : 85 et 91).

Certains « petits mots » du discours servent en effet à scander temporellement les cours d’action dans lesquels on est engagé, mais aussi à projeter des activités attendues. Dans le cadre d’un contexte de multiactivité, cela semble devoir se faire en attirant l’attention des co-présents, non seulement des co-présents plus ou moins co-participants mais aussi des co-présents allo-participants (participant à des activités autres que celle dans laquelle est engagé le locuteur). Généralement négligés dans la littérature, ces procédés contribuent toutefois à réaliser des transitions d’une activité à une autre et à réorienter des contextes et des engagements globaux d’action.

Il paraîtra donc plausible de voir le foyer (et tout environnement où l’on réalise des activités solitaires en présence d’autres personnes) comme un environnement favorisant le soliloque comme un phénomène fondamentalement constitutif de l’organisation de certaines situations sociales.

Notes
397.

Par le terme particule nous faisons référence aux expressions généralement délexicalisées (du moins en partie) qui se comportent en général1 syntaxiquement comme un ajout adverbial, qui n’offrent pas des contributions sémantiques de la même manière que le font les principales classes d’adverbes et qui sont souvent multifonctionnels. Nous reviendrons en fin de chapitre sur les questions que pose ce type de phénomène linguistique aux approches praxéologiques du langage et de l’action sociale.

398.

Ce chapitre (publié originairement en 1981) est basé sur un article antérieur (Goffman, 1978). Du point de vue méthodologique, puisque parler tout seul est frappé de tabou, l’auteur affirme que c’est par observation et ouï-dire que l’on accède à ce type de phénomènes (ibid. : 88). A l’instar de certains travaux sur les échanges professionnels collaboratifs (cf. Heath et Luff, 1996 ; Heath, Luff, & Sánchez-Svensson, 2005, entre autres), basés sur des données audio-vidéo, nous en avons eu, au contraire, un accès privilégié (du moins pour certaines catégories de soliloques et d’exclamations).

399.

(…) et pas seulement notre relation à la conversation (Goffman, 1987 : 98).