7.3.1.1 Evaluation de la situation et de sa propre conduite

Le soliloque s’observe aussi bien dans des contextes sans co-participants à proximité, au cours d’activités que l’on pourrait qualifier de solitaires, ou encore dans des contextes avec co-participants ratifiés. Le premier extrait illustre une situation d’activité solitaire alors que le second, plus complexe, illustre une situation de verbalisations d’action et de soliloque particuliers, dans la mesure où cela se produit dans un cadre interactionnel dyadique : une négociation acharnée entre Justine PR et Arthur (2 ans) à propos du repas. Les productions solilocales de la mère consistant en des évaluations de la situation et en des commentaires sur sa propre conduite, changent subtilement le cadre de participation.

Ex. 1. PR- dimanche 27/03/05, salon/cuisine, 11:06 ; dans le salon Simon met un disc dans la chaîne hi-fi, Arthur joue avec une poupée et Chloé cherche un dessin, interagissant à ce propos avec Justine. Celle-ci, après un tour éducatif sur le besoin de rangement adressé à Chloé (produit tout en s’éloignant), va dans la cuisine403, un papier à la main :

Ce soliloque correspondrait à la fois à un auto-commentaire/évaluation de l’action, à travers une exclamation, et à un marquage verbal des ruptures de ce qui est fait (Goffman, 1987 : 86). Dans tous les cas, on a affaire à un ici à un

accroc dans le flux normal des évènements maîtrisés, suivi aussitôt d’une déclaration ostensiblement réflexive destinée à donner une preuve, ou plutôt assurer un vernis de maîtrise, de tenue et de compétence (à la façon du soliloque à découvert) (Goffman, 1987 : 117).’

L’auto-commentaire de Justine est une verbalisation de son parcours entre les deux poubelles et, plus globalement, de son parcours de résolution d’une situation « troublée », agaçante404, face à un doute à la fois épistémique et pratique.

D’un point de vue plutôt deweyien, on peut voir dans cet extrait la mise en mot d’un processus d’enquête, la publicisation d’une difficulté pratico-cognitive locale, ainsi que, plus généralement, d’un affairement, des difficultés liées à la gestion de l’espace et de l’action domestiques. En effet, on peut analyser les différentes phases (orientation vers, suspension du mouvement, scrutation de la cible, marquage verbo-corporel de la reprise du mouvement, etc.) comme des ingrédients de l’enquête menée par Justine pour « définir l’environnement » selon les critères relevant du tri des déchets. Partant de l’idée que la connaissance est synonyme de (capacité) d’action (Dewey, 1967), et que l’enquête est avant tout une tentative de réunification d’une situation problématique, de résolution d’un doute manifesté au cours d’une pratique donnée405.

Dans l’extrait suivant, on verra que le soliloque peut être considéré dans un certain type d’interstices (Goffman, 1987 : 101), à la transition entre état de parole et simple co-présence (ibid.), dans des configurations interactionnelles complexes :

Ex. 2. PR- mercredi 23/03/05, cuisine, 19:05 ; Arthur pleure en réclamant une gaufre (mise hors de sa portée). Justine s’occupe du repas du soir des enfants (elle sortira avec son mari ce soir-là) tout en tentant de convaincre Arthur de ne pas manger la gaufre avant d’avoir dîné :

Pendant plusieurs secondes Arthur continue de pleurer, de demander la gaufre et de défier Justine, en la frappant. La mère, alors que l’enfant continue à pleurer, regarde dans divers compartiments du frigo puis, le refermant :

Arthur refuse l’offre et reprend les pleurs ; Justine se plaint (écoute rien ne va), sans le regarder, et quitte la cuisine (va dans la selon chercher des petits poids et une bouteille qu’elle met au frais). Une fois revenue dans la cuisine, elle initie plusieurs séquences de type « diversion » avec Arthur, sans succès. Elle reprend également un échange avec Simon (par le passe-plats). A 19:07 :

Comme on le voit, les trois mouvements l. 2 ; ls. 5-7 ; ls. 27 et 32-34 sont pris dans le déploiement de plusieurs cours d’action dans lesquels Justine est simultanément engagée. Un déploiement rendu visible par des actes langagiers multiples et des tours de parole complexes, reconnaissables, notamment grâce à des ressources suprasegmentales (débit, volume, qualité de la voix), gestuo-corporelles et lexicales. Dans sa première partie, le soliloque – qui pourrait dans ce cas-ci être qualifié d’exclamations émotionnelles - est d’abord évaluatif (ls. 2) avec une plainte sur l’attitude insistante et problématique du jeune garçon, puis exclamatif (l. 5) avec une interjection conventionalisée(oh là là là là)406, déjà vue dans l’extrait précédent, qui renforce rétrospectivement la coloration « troublée » de la situation. Prospectivement, l’interjection introduit une auto-évaluation qui vient surenchérir le trouble (manquer d’inspiration n’est pas de bon augure lorsque la situation est délicate, et qu’il faut « ruser »). Justine poursuit plusieurs lignes d’action dépliées au préalable407 et en initie une nouvelle, qui échoue : celle destinée à divertir Arthur et à à lui proposer d’autres orientations attentionnelles que la gaufre. Lorsque Justine sert les pâtes à l’enfant, celui-ci continue de pleurer. Justine cherche à rassurer Arthur en confirmant qu’il mangera ce qu’il réclame mais plus tard, selon un ordre séquentiel habituel dans lequel se suivent les éléments du repas. Justine, poursuit la préparation du reste du dîner, et Arthur poursuit sa plainte. Alors la mère propose un nouveau contrat d’activité à Arthur (l. 24-25), pour tenter de contrôler et de requalifier la situation problématique. Cette tentative a deux fins pratiques articulées : apaiser le conflit et faire manger les pâtes d’abord. C’est au moyen d’un changement dans la spatialisation des objets, changement accompagné d’un guidage ( regarde ), de l’introduction de l’objet proprement dite (la gaufre est placée à coté de l’assiette de pâtes, en position périphérique, l’assiette étant elle en face de l’enfant), d’un rappel catégoriel (c’est ton dessert, l. 24, et déjà mentionné l. 15), qui indique à la fois la prise en compte du désir de l’enfant et le conditionnement temporel de l’accessibilité à l’objet (dans l’ordre temporel connu par tous les membres, le dessert a lieu en fin de repas) et enfin d’une particule (hop/) qui vient ponctuer verbalement et clore d’une certaine manière les derniers mouvements aboutissants à la nouvelle situation.

L’auto-évaluation soliloquée qui suit, et qui nous intéresse particulièrement, marque un changement de destinataire : il faut ruser hein/ est prononcée avec un débit plus rapide par rapport à l’environnement verbal. Aussi, cette partie du tour est différenciée de la suite (avec une augmentation du volume de la voix). Enfin, ls. 32-34, Justine poursuit le soliloque initié l. 27 : tout en poursuivant la préparation de la table, elle revient à nouveau sur la tactique (la ruse), produisant une expansion méta-pragmatique à propos des objectifs recherchés (ne pas donner l’impression de céder, alors que c’est le cas, aux pleurs et aux requêtes d’Arthur).

Aux lignes 37 à 39 on voit que Justine institue le début du repas du garçonnet tout en l’asseyant à table, inauguration immédiatement suivie d’une reprise de son injonction ls. 27-29 (tu manges les pâtes d’abord . hein), ajoutant à l’injonction initiale un organisateur temporel lexical (d’abord) et une recherche d’accord (hein/), sur la nouvelle situation (sorte de signature du « contrat »). Plus globalement, la fin de cet extrait montre que Justine, à propos des divers mouvements interactionnels et actionnels, et des différents choix réalisés, semble (se) donner des explications à des co-présents certes non-ratifiés, mais situés dans la pièce contiguë et susceptibles d’entendre408.

Ces deux premiers exemples montrent que le rôle conversationnel n’est jamais - hormis l’appel téléphonique - le seul rôle disponible dans lequel nous soyons actifs. (Goffman, 1987 : 116). Dans le dernier extrait, sauf aux ls. 32 à 34, tous les tours comportent des mouvements différents, qui impliquent des changements de « position » (Goffman, 1987 : 119). Les soliloques ou « petitsapartésmanifestesque les adultes sont particulièrement enclins à employer en guise de réponse exaspérée aux enfants » (ibid.)409. Structurellement différent de la parole normale, nous dit encore Goffman, les exclamations/interjections peuvent être utilisés côte à côte avec des énoncés conventionnellement dirigés, en distribution complémentaire (ibid. : 121). Au-delà des aspects prosodiques (auxquels l’auteur fait référence), dans nos données cette distribution est également assurée par des ressources gestuo-corporels (l. 7 par exemple, où le passage d’une position à l’autre se fait par l’articulation d’un impératif et d’un geste avec objet) et lexicaux (être inspirée, ruser, donner l’impression de, céder, ou complètement, étant des verbes et adverbes qui ne font pas partie, du mois pas aussi massivement, du répertoire de cette adulte lorsqu’elle s’adresse à cet enfant).

Dépassant la notion de baby-talk comme registre simplifié de langue (Ferguson, 1977), on observe une variabilité des « styles » des énoncés adressés à (ou produits en compagnie de) des enfants qui révèle la perspective des locuteurs et leurs évaluation de la situation mais aussi les différentes voix en présence (Bakhtine, 1986)410. Les adultes s’orientent discursivement de manière dynamique vers les co-participants novices et moins novices411, à la poursuite de buts pratiques. Une « simple » séquence organisationnelle de gestion des activités et de l’orientation d’autrui est en faite un « millefeuille » d’auto-évaluations, d’injonction à interpréter ce qui se passe d’une certaine manière, d’injonctions à agir, d’expressions d’états et d’attitudes, etc. La mise en route du repas de l’enfant est produite par un adulte agissant sur la situation et sur autrui, grâce à sa capacité à rendre public le déroulement, la nature, les embûches de l’activité dans laquelle il est engagé avec son co-participant.

D’autres cas de soliloques correspondent plutôt à des verbalisations d’actions qu’à des exclamations ou à des soliloques évaluatifs, comme dans les deux extraits suivants :

Notes
403.

Chez les PR il y a plusieurs poubelles car cette famille trie les déchets ménagers.

404.

L’agacement peut-être verbalisé de manière encore plus flagrante, comme le montre l’extrait de 10.3.1.4.

405.

Il convient de rappeler que ce soliloque exclamatif succède temporellement et séquentiellement à une plainte de Justine concernant le désordre sur la table du salon. Le lien entre la difficulté à trouver un objet dans un environnement désordonné, et celle liée au besoin de classification préalable en vue d’un ordonnancement matériel, peut emmener ainsi à une dernière réflexion sur la profonde continuité entre discours interne et discours public, souvent observée dans la sphère domestique.

406.

Comme le rappelle Goffman, une exclamation de ce type est un acte ritualisé, une énonciation conventionnelle à la finalité informative qui au sens linguistique et propositionnel, ne sont pas des énoncés (Goffman, 1987 : 117) :

incapables de modeler le monde comme nous le souhaitons, nous transférons nos manipulations au canal verbal et manifestons notre attitude à l’égard d’évènements, manifestation qui prend la forme condensée, tronquée, d’une expérience articulée, discrète et non lexicalisé (Goffman, 1987 : 108-109).

Il remarque aussi que ces différents jeux de réponses (ouïe, oups, ho là là/oulala, etc.) sont possibles car il s’agit de vocalisations autorisant l’auditeur à traiter ces sons comme n’exigeant aucune réplique verbale particulière.

407.

C’est à dire apporter des aliments pour la préparation du dîner des autres enfants, refroidir une bouteille vraisemblablement destinée à la soirée à l’extérieur, reprendre un échange conversationnel avec Simon.

408.

Ceci est explicitement observable peu après, lorsque Simon répond depuis le salon à une question posée par Justine à Arthur (et occupant sa position de répondant), en disant à Justine qu’elle « s’est faite avoir ».

409.

Le co-participant censé avoir entendu la partie soliloquée, n’a pas les droits/devoirs à l’égard de la communication conventionnelle de la seconde partie (Goffman, 1987 : 120). Malgré son jeune age, le comportement d’Arthur semble épouser cette règle interactionnelle.

410.

On retrouve ici les « voix » de Bakhtine (1981), en tant que phénomènes structurants du contexte. Le concept de voix pointe le fait que des expressions et des traits linguistiques particuliers peuvent « encoder » des attitudes, humeurs, états psychologiques et distanciations sociales particuliers. Il fait ainsi référence à la capacité à rapporter des discours (y compris dans leurs aspects physiques, acoustiques, spécifiques), et à ajuster sa propre production à des types de personnes ou à des types de situations discursives données (genre ou type discursif). Dans l’extrait que nous venons de voir, les variations vocales de Justine dessinent différentes voix qui signalent des traits contextuels et interactionnels changeants, au fil de l’échange.

411.

Comme le soulignent Fatigante, Fasulo et Pontecorvo (2004), le champ notionnel dialogique est un levier analytique en psychologie développementale, notamment, dans la mesure où les voix sont un véhicule de socialisation, les enfants grandissant dans un monde de discours possibles qu’ils apprennent à performer de manière située et appropriée (ibid. : 42).