7.3.2. Les marqueurs discursifs et l’ordonnancement du flux des activités

Certains petits mots du discours412 sont des ressources mobilisées de manière récurrente dans la scansion des cours d’action. Il s’agit pour les membres, en particulier pour les parents, de scander leur propre cours d’action mais aussi de projeter les pertinences immédiatement attendues. Comme nous le verrons, dans le cadre d’un contexte de multiactivité, cela semble devoir se faire en attirant l’attention des co-présents, non seulement des co-présents plus ou moins co-participants mais aussi des co-présents allo-participants (participant à des activités autres que celle dans laquelle est engagé le locuteur). Pour ce faire, une des modalités pratiques massivement déployées dans les foyers est le soliloque, le « parcours parlé », l’annonce « à la cantonade », etc. Généralement négligés dans la littérature, ces procédés contribuent grandement à la scansion de flux d’activité multiples, à réaliser des transitions d’une activité à une autre, à réorienter des contextes globaux d’action, à réengager des acteurs pris dans une activité individuelle (ou préférée sou de loisir) vers des activités collectives (ou obligatoires).

Comme pour les connecteurs discursifs, les marqueurs manifestent à la fois la continuité et l’ordonnancement du flux des activités : dans les foyers, les segments ou morceaux de l’agir, (à l’instar des « morceaux discursifs » dont parlent Bruxelles et Traverso, 2001), sont reliés aux autres, passés et à venir, selon un fil perceptible413. Les « petits mots du discours » tels que bon, quoi, alors, voilà, etc. participent de la gestion du flux discursif (Bruxelles et Traverso, 2001, 2006 ; Bruxelles, Greco et Mondada, 2009, entre autres), par exemple du point de vue de la construction thématique (progression, incises, transitions topicales, etc.). Schiffrin (1987), de son coté, explique que les marqueurs donnent des informations sur la progression suivie (développement linéaire, rupture, clôture, etc.) ou sur le développement informationnel du discours. Dans le cas des fonctions purement organisatrices du discours, de nombreux travaux en linguistique ont pointé le caractère dé-sémantisé (lorsqu’il y a grammaticalisation, comme le montre Roulet & al. 1985) des marqueurs414. Rappelons enfin que Jayez (2004), et surtout Beeching (2009) soulignent le processus de pragmaticalisation du marqueur bon, et l’accroissement de son utilisation en langue française415.

En analyse conversationnelle, des particules telles que bon ou ok ont été étudiées, sur la base de corpus audio d’échanges téléphoniques, notamment au regard de leur fonctionnement en tant que pré-clôtures, c’est à dire en tant qu’éléments mobilisés pour initier une section de clôture conjointe et souvent collaborative, dans l’interaction (Schegloff et Sacks, 1973)416. Le rôle joué dans la structuration topicale et la structuration conversationnelle a bien sûr été observé dans notre corpus417. Toutefois, nous allons aborder les particules discursives du point de vue de l’organisation des activités domestiques, qui sont rarement des activités essentiellement conversationnelles. Nous portons notre regard plutôt sur les ressources permettant de s’orienter mutuellement vers des clôtures actionnelles418, pas toujours menée de manière collaboratives, du reste. C’est justement ce qu’on fait tout récemment d’autres linguistes des interactions et conversationnalistes, comme Barske et Golato (2010) ou encore Keevallik (2010).

Notes
412.

De nombreuses appellations cherchent à recouvrir des formes, spécialisées ou non, baptisées, selon des critères différents (fréquence d’emploi, fonction grammaticale, etc.) et selon le champ de recherche : éléments de la structuration discursive et conversationnelle (Gülich, 1970 ; Traverso, 1996 ; Dostie et de Sève, 1999), connecteurs (Riegel et al., 1994), particules discursives (Mosegaard-Hansen, 1998), énonciatives (Fernandez-Vest, 1994) ou encore mots du discours ou « petits mots » (Ducrot, 1980, Bouchard, 2000). A l’oral, le caractère sémantiquement instable et polyfonctionnel des connecteurs, ou plus largement, des petits mots, ne fait que s’accentuer. Ainsi, prétendre décrire sémantiquement ou les classer a priori paraît illusoire. La démarche choisie par Traverso (1999 : 44-49), comme le rappelle également Maury-Rouan (2001), semble la plus efficace : le point de départ pour la description est la prise en compte des différentes fonctions assurées par des marqueurs issus des catégories grammaticales les plus diverses (adverbes, conjonctions, verbes, interjections). Traverso répartit les « petits mots » du discours en quatre rôles principaux, les deux premiers étant spécifiques de l’échange oral : (a) indicateurs de la structure de l’interaction (ouvreurs comme : tiens, à propos, alors, et autrement ; conclusifs : enfin, de toute façon, bon ben, pour clore un thème ou un discours ; ponctuants qui servent d’appui au discours : bon, bon ben, quoi, voilà) ; (b) manifestation de la co-construction (marqueurs phatiques appelant l’attention : tu sais, tu vois, ou cherchant l’approbation comme hein, n’est-ce pas) ; (c) marquage de la progression discursive (marqueurs de planification : donc, puis, alors, et puis; marqueurs de reformulation : enfin, quoi, bon, c’est-à-dire) ; (d) marquage de l’articulation des énoncés (où l’on retrouve les connecteurs et opérateurs de l’écrit : mais, donc, alors, finalement, pourtant, entre autres).

413.

La notion de « perceptible » convient plus que celle d’« intelligible », pour ne pas orienter a priori la réflexion vers la question de la pertinence (Bruxelles et Traverso, 2001).

414.

Sur le bon de clôture, qui renvoie directement à la séquence antérieure comme le ferait voilà , ou pour conclure ce qui vient d’être fait, cf. Luzzati (1982) sur les « actualisateurs » (pouvant être paraphrasés par puisqu'il en est ainsi, alors donc, il faut conclure que).

415.

Beeching (2009) sur la base d’une analyse lexicale multifactorielle du Corpus de Référence du Français Parlé (CRFP) établit une augmentation notoire dans l’utilisation de bon entre 1968 et 2002.

416.

Schegloff et Sacks (1973 : 304-305) définissent un preclosing comme une pré-séquence signalant que la fin de la conversation est proche et offrant l’opportunité d’échanger tout topic additionnel avant que les participants procèdent à la clôture de la séquence.

417.

Des cas de bon en position de pré-séquence clôturante « classique », dans des séquences d’au-revoir, ont été observé dans notre corpus. Par exemple un mercredi soir, lorsque la mère d’Eric (qui a gardé les enfants l’après-midi) se dirige, prête à partir, vers la porte de l’appartement et dit bon\ . et bien bonne soirée/. Des pré-clôtures d’interactions téléphoniques ont également été identifiées, comme le montre l’extrait 6 ci-dessous (chez les RAF).

418.

Une autre différence avec la méthode conversationnelle classique est que dans un nombre important de cas ces particules ne s’inscrivent dans aucun échange focalisé, ce qui caractérise en revanche les travaux en AC.