7.3.3. La particule bon : une ressource pour clore l’activité et en projeter une nouvelle

Examinons l’extrait suivant afin de voir dans quel type de contexte les questions thématiques retiennent néanmoins notre attention :

Ex. 4. PR – mercredi 23/03/05, cuisine, 08:07 : Chloé et Justine prennent le petit-déjeuner à la table de

la cuisine et échangent l’égalité entre filles et garçons.

Justine insiste sur le fait que Chloé ne doit jamais se laisser avoir sur ce point car « il n’y a pas de différence entre les gens », c’est comme « l’histoire des gens qui ont la peau blanche ou la peau noire ». Justine et Chloé discutent alors sur une mésaventure que la fillette semble avoir eu avec Fanta, une enfant noire de son école :

L’explication métalinguistique sur le verbe « généraliser » terminée (exclamation inscrite dans un échange éducatif plus large autour des questions discriminatives), se fait plus rapide (débit) en fin de tour (ls. 19-21) : Justine se lève de table puis produit une vocalisation d’effort physique (l. 22)419. A la fin de cette vocalisation, elle se tourne vers l’évier, la tasse à la main et produit un bon appuyé avec prosodie descendante qui, dans cette position séquentielle et actionnelle correspond aux bons de structuration de l’activité420. Or, c’est une clôture thématique qui suit, et non pas une pause suivie de la verbalisation d’une nouvelle phase d’action ni de la production d’un impulseur421 (tels que alors et allez) : le bon de la l. 22 est immédiatement suivi de enfin bref, formule standardisée de clôture thématique, narrative ou argumentative.

Cette particule conclusive complexe422 construite avec enfin 423 mi-résignatif424, mi-rectificatif/reformulatif425, et bref, qui sert ici à clore (notamment par sa prosodie descendante) et qui implique également une connotation de synthèse de ce qui vent d’être dit. Si cette expression permet généralement de clore et de passer donc à un éventuel nouveau thème, dans ce contexte, c’est l’auto-réparation qui suit que nous souhaitons souligner : Justine utilise une expression toute faite (délexicalisée) servant l’organisation de la transition des activités mais revient ensuite sur l’expression en attribuant un sens plein aux mots. L’auto-réparation elle arrive après une courte pause et vient récuser l’expression. Justine resignifie la fonction conclusive/résignative de enfin bref, à travers l’énoncé évaluatif (en)fin non pas bref/ (à prosodie montante/ouvrante), qui ouvre à son tour sur un account à visée éducative : c’est important. Comme nous le verrons dans d’autres exemples (notamment en 8.2.2.1), ce type de formulation réalise un travail méta-pragmatique qui attribuant une performativité à une expression généralement vide, au sens du sens référentiel.

Remarquons d’ailleurs que si la particule enfin est utilisée dans les deux cas elle n’est plus que rectificative (et pas résignative) dans le second. Car ce que fait l’auto-réparation c’est justement réévaluer méta-pragmatiquement le marqueur discursif : en opérant une « dissection » dans la particule (elle isole l’élément bref pour s’y opposer) la réparation ré-attribue une dimension sémantique, un contenu propositionnel, à une forme dont la fonction est d’abord procédural426.

Ainsi, la réparation vise à corriger une banalisation potentielle, liée aux expressions figées : elle vise à réparer une inférence abusive potentiellement induite par le marqueur clôturant enfin bref (dont la puissance structurante sur ce qui précède semble renforcée par l’articulation entre activité interactionnelle et activité domestique, ainsi que par le désengagement, vis-à-vis de l’activité conversationnelle conjointe avec Chloé). Le guidage social et cognitif de la mère le long de cette séquence, renforcé par son tour « positif » et non injonctif (exemplifiant, en quelque sorte, l. 26-27), et entrelacé avec divers cours d’action propres à l’activité rangement, projette des attentes éthiques qui pèsent sur le comportement futur de l’enfant. Attentes vers lesquelles la fillette s’oriente – du moins en partie – dès le tour suivant, après une pause, en réaction à celui de sa mère427 (l. 29).

Notons le fait que la fin du petit-déjeuner de Justine (avec des mouvements et des manipulations d’objets comme la tasse, la serviette, etc., ls. 10, 16, 18, par exemple), s’imbrique avec la résolution conversationnelle de l’échange autour des préjugés et de la généralisation, mobilisant ressources et contraintes matérielles du setting. Il semble que Justine doive aussi résoudre le problème de comment sortir de l’activité éducative et moralisante pour revenir aux activités pratiques. La conjonction forte entre conclusion topicale et transition vers un nouvel espace/phase d’action (l’évier, l. 21 à 23) rendent quelque peu ambiguë la situation (on sort de la transmission de valeurs comme on sort du déjeuner) : cette ambigüité nécessite d’une réparation et d’une redéfinition que prend en charge l’acte méta-pragmatique avec enfin non pas bref, et son épilogue en forme d’aphorisme (l. 22-24).

La stabilité et la réussite d’une clôture, actionnelle et/ou thématique, implique une recherche de formes « bouclées » et bouclantes. De ce point de vu, comme le remarquent Sacks et Schegloff (1973), les formulations d’énoncés à valeur généralisante peuvent clore de manière satisfaisante un thème abordé (notion de topic boundary), souvent avec des particules connotées positivement telles que bon, bien, etc. Ici on voit que le potentiel organisationnel de ce type de ressource, dans le cas particulier de bon enfin bref, est découvert comme posant problème car il reconfigure rétrospectivement l’énoncé qui précède, en en relativisant la force aphoristique. Comme on le verra ci-dessous, une fois les problèmes résolus de manière méta, les acteurs sont prompts à réutiliser, sous une forme légèrement différente, les particules clôturantes.

Après la l. 32 il n’y a pas de développement ultérieur suite au tour de Chloé : Justine s’occupe longuement des tâches pratiques, et ne produit qu’un tour de type response cries (l. 32). Suit un second bon avec prosodie descendante, pris entre deux longues pauses (ls. 36 à 38), un tour dont la fonction est, cette fois-ci, structurante du point de vue strictement temporel et non pas topical : appariée aux actions non-verbales de Justine, la particule bon marque ici le bouclage de la séquence conversationnelle et le passage à la séquence pratique de poursuite/conclusion du rangement.

L’extrait illustre un nombre d’occurrences où l’adulte produit des énoncés initiatifs ou impulseurs de l’action, sans que les co-participants ne soient tenus de formuler des tours réactifs (bien qu’ils en aient le droit, selon la définition goffmanienne)428.

Nous avons parlé du fait que, dans un état de parole ouvert, les participants produisent des énoncés généralement perceptibles par les co-présents mais qui ne semblent adressés à personne en particulier (les blurtings goffmaniens, et plus particulièrement le sous-groupe self talk). A la différence de ce que souligne Goffman (1987), ainsi que d’autres auteurs intéressés à la question du soliloque429, dans les foyers observés le plus saillant de ces pratiques ne se limite pas à leur dimension psychologique, c’est à dire au fait qu’un individu « s’ouvre » aux autres dans des situations particulières : comme dans de nombreux lieux de travail (en particulier ceux qui impliquent des tâches collaboratives et un partage de l’espace d’activité)430, ces phénomènes sont pris dans des textures interactionnelles et pratiques d’un quotidien qui implique la réalisation et l’organisation de nombreuses activités, de manière plus ou moins conjointe, mais toujours coordonnée par la publicisation de logiques temporelles et organisationnelles. Cette spécificité semble faire écho à des régularités syntaxiques, dans la mesure où les particules bon de structuration de l’action, contrairement aux marquages de structuration discursive, ne sont pas suivis de la particule ben 431.

Notes
419.

Vocalisations observées dans les deux foyers lors des phases de transitions impliquant un changement de position corporelle dans l’espace (de position assise à debout ou vice-versa, typiquement).

420.

Précédée d’un changement de la position corporelle et d’une vocalisation d’effort (et, dans un cas typique, suivie d’une pause).

421.

Nous reviendrons sur cette notion dans la section suivante.

422.

Typiquement un positioning marker qui conduit le thème/topic vers sa clôture, selon les termes de Schegloff et Sacks (1973).

423.

En tant que connecteur, enfin a deux emplois fondamentaux : enfin temporel qui marque la fin d’un procès et transmet explicitement ou implicitement l’idée d’une attente, et enfin reformulatif qui indique que l’énoncé X est réexaminé par l’énoncé, apportant une modification à l’état d’information. L’état de choses introduit par enfin reformulatif permet d’opérer doncune rectification du premier énoncé. Le locuteur procède ainsi à une réinterprétation globale du premier point de vue exprimé, réinterprétation qu’il présente dans le point de vue introduit par enfin et qui l’amène à renoncer à un aspect du premier énoncé : contenu propositionnel ou acte illocutoire (Rossari 2000).

424.

Cadiot et al. (1985) ont étudié les « enfin de résignation » : après avoir énoncé une composante discursive vers une certaine conclusion, le locuteur renonce à poursuivre dans ce sens. D’après ces auteurs, en utilisant cet enfin-làle locuteur marque qu’il n’entend pas abandonner le potentiel argumentatif contenu dans son premier énoncé, bien qu’il renonce à l’exploiter dans son discours présent. Autrement dit, il abandonne le discours mais pas l’intention discursive.

425.

Cf. aussi Traverso (1999) qui place enfin (ou ‘fin) dans la catégorie « marqueurs de reformulation ».

426.

La réparation/réformulation porte aussi, en termes gricéens, sur les buts illocutoires du tour précédent (ls. 16-20), dont l’implicature correspondante est « le locuteur veut que le destinataire ne généralise ses opinions sur des individus à des catégories ».

427.

Cette réparation fait écho à ce que Bruxelles et Traverso (2001) décrivent à propos de la valeur d’anti-orientation de la particule ben. En effet, celle-ci semble fonctionner, au niveau dialogal, de manière analogue à enfin, au niveau monologal : enfin introduit une opposition (qui peut être vis-à-vis de la conclusion d’un développement argumentatif,plus ou moins conclusif ), une introduction d’argument méta- ou encore une dénonciation d’inférences abusives, comme le soulignent les auteurs citées pour les potentialités de ben).

428.

Nous verrons notamment dans la section 7.3.4., quelles sont les circonstances dans lesquelles peut être mobilisé ce droit.

429.

Les études portant sur ce phénomène ne son pas nombreuses et restent pratiquement introuvables au regard des activités dans le foyer. Pour un texte sur les soliloques en co-présence dans la sphère domestique cf. Baldauf-Quilliatre (2002), qui travaille sur la nature communicative mais non-interactive de ces phénomènes (bien que le « potentiel interactif » soit évoqué). Ce texte met l’accent sur le caractère non-adressé de ce type de phénomène (dans le cas de deux personnes regardant côte à côte la télévision et interagissant avec les personnages télévisuels mais pas entre eux, par exemple), ou, plutôt, sur les entités « intérieures » aux locuteurs, adressées en tant que dimensions du moi. Les analyses de Baldauf-Quilliatre portent uniquement sur des données audio, ce qui empêche de prendre en compte la multimodalité des contextes dans lesquels apparaissent ces « soliloques en interaction ».

430.

Nous faisons référence notamment aux centres de coordination ; un point comparatif entre centres de coordination et foyers sera présenté dans les conclusions générales de ce travail.

431.

Composant la « particule complexe » bon ben, selon Bruxelles et Traverso, 2001 et 2006. Nous en avons trouvé une seule occurrence dans une position qui ferait penser à un procédé organisationnel de l’activité : chez les PR, le dimanche matin, Chloé et Arthur s’apprêtent à faire un spectacle de marionnettes pour les parents lorsqu’Arthur court vers le canapé et renverse la tasse de café d’Eric sur celui-ci. Eric part alors dans la cuisine et Justine, aux enfants : bon ben faites-moi le spectacle à moi. Finalement on voit que ben est ici réactif plutôt qu’initiatif, ce qui correspond aux descriptions de Bruxelles et Traverso, 2001 (réactivité que l’on retrouve, sous la forme ben en début de tour, à la l. 15 de l’extrait 18).