7.3.4.1 Cas 1

Regardons à présent le contexte préalable à la séquence qui nous a intéressé en fin de section précédente (extrait 22).

PR – mardi 22/03/05, 20h21 : Justine et Chloé s’installent sur le canapé du salon pour lire une histoire (bande dessinée) ; Arthur est près d’elles, la télévision est allumée mais le son est très bas. Chloé commence à lire à haute voix lorsque Arthur la taquine puis la frappe ; Justine le gronde et, dans le même tour, répond à Arthur (qui veut savoir si Justine est « fâchée ») et s’adresse à Chloé :

Ext. (i)

JUS → Chloé ((reg CHL)) un ‘tit peu/ fâchée\

. Chloé écoute-moi . on lit ça/* >après on va met’ &

ART *frappe CHL avec 1 objet

JUS & en pyjama et on va au lit< .

((se tourne vers ART, le grondant)) Arthur/

La mère gère à la fois le contrôle comportemental et la proximité physique d’Arthur, tout en cherchant à préserver l’espace d’action partagé avec Chloé (et cela en mobilisant des règles éducatives et interactionnelles). Au sein d’un tour complexe, elle demande par deux fois l’attention de Chloé (l. 1 et 2), dans le but de confirmer l’activité conjointe (ça étant l’histoire, la lecture dans laquelle elles sont déjà engagées) puis d’annoncer les activités à venir, dans leur ordre séquentiel (préparation du coucher et coucher lui-même). La lecture devient ainsi une activité encastrée dans une série ordonnée d’action et, par là-même, délimitée spatio-temporellement.

Après la première séquence de planification de l’activité avec Chloé, dans laquelle s’insèrent des admonestations dirigées à Arthur, Justine propose à la fillette de la remplacer pour lire, ce qui accélère considérablement le débit de l’activité. Après une énième intervention vis-à-vis du jeune garçon, la mère interpelle Chloé en lui annonçant qu’elles vont lire « UNE histoire » (l. 11)466. Dans un tour syntaxiquement calqué sur l’énoncé précédent (« on lit ça » puis « on lit UNE histoire »), le démonstratif indéfini est remplacé par l’adjectif numéral cardinal. Grâce au dénombrement (et à l’emphase qui y est mise), l’histoire devient l’unité de mesure permettant de projeter non pas une frontière temporelle au plan du temps mécanique, mais une limite pratique, saisissable par tous les participants car basée sur les caractéristiques propres à la narration et au matériel sur lequel elle s’appuie.

Après cette partie, on arrive donc au contexte interactionnel qui précède immédiatement l’extrait d’origine (ex. 21) :

Ext. (ii)

20:27 - Justine vient de finir la lecture et fait un commentaire sur un personnage de l’histoire :

Justine s’oriente tête et regard vers le poste télé ; puis elle produit un commentaire critique sur les propos d’un des personnages de l’histoire et à la fin du tour évaluatif éloigne son torse de Chloé, puis se tourne à nouveau vers la télévision. Pendant les 6 secs. durant lesquelles Justine s’oriente vers l’écran de la télévision, Chloé continue à être orientée vers la BD : elle produit une interjection plaintive (oh là là:), puis, en soupirant et en appuyant pesamment son visage sur sa main, elle formule une plainte sur la courte durée de l’histoire lue, mettant ainsi en scène, verbalement et corporellement, sa déception et frustration. Dans la perspective de Chloé, l’emploie du pronom elle (l. 18-19 ci-dessous) renforce la pertinence pratique de l’objet de l’activité commune (le livre et l’histoire), et l’orientation commune vers celui-ci. D’un point de vue séquentiel, le tour fonctionne comme pré-refus, comme mouvement préventif face à la (très) possible fin de l’activité de lecture. La ligne évaluative de Chloé à propos de la longueur de l’histoire est un contre-argument face aux limites temporelles imposées peu avant par (et avec) la mère (mais pas vraiment « en collaboration » avec elle). La légitimité d’un accord - ou d’un contrat - basé sur un critère comptable n’est pas absolue, et n’est respectable que si les unités de mesure comprennent des durées satisfaisantes.

Du point de vue de l’énonciation, de la dénotation, et de l’argumentation, enfin, le tour de la fillette non seulement se passe d’explicitations référentielles mais, de plus, transforme l’histoire/unité que l’on vient de lire : si celle-là est trop courte, donc illégitime comme unité de comptage, en lire une autre peut éventuellement remédier à la situation. Chloé fait de la dernière histoire « une » histoire aux caractéristiques décevantes, ce qui implicitement exige une réparation. Or, la mère ne tient pas compte de la plainte de Chloé. Regardons la suite de l’échange :

Ext. (iii)

Hors-champ on entend des échanges entre les autres membres de la famille :

Après la première plainte de Chloé a lieu une autre assez longue pause, puis Justine se réoriente corporellement vers sa fille et produit un bon\ qui, comme on l’a déjà vu, non seulement montre un non-alignement de la mère sur le mouvement plaintif de Chloé mais est vraisemblablement interprété par celle-ci comme un désengagement décidé de l’activité conjointe en cours. Ainsi, face à la « menace » de clôture de l’activité partagée, Chloé chevauche la deuxième partie du tour de Justine : elle reformule sa plainte sur la durée de l’histoire, en la renforçant par le biais de ressources verbales et corporelles articulées (ls. 32-37) : elle recule le tronc vers l’arrière, puis, en même temps qu’elle énonce l’adjectif courte (qui résume l’évaluation négative sur la situation), la fillette s’enfonce dans le canapé, prenant une position entre assise et couchée (im. 7 et 8). Parole et corps s’articulent étroitement, ancrant dans l’environnement proximal d’activité l’orientation de Chloé vers le maintien de la lecture, et manifestant de manière incarnée son opposition à la projection de fin imminente.

Justine, probablement pour éviter l’escalade et/ou la négociation, reprend la ligne éducative à propos du style utilisé dans l’histoire (ls. 38-40). Le tour défensif de Chloé (l. 42) ne produit chez la mère qu’une réaction minimale (oui:\) ; puis, en chevauchant le nouveau tour de Chloé qui poursuit le mouvement défensif en fournissant vraisemblablement une explication/argumentation, Justine produit un allez\ avec prosodie descendante à la fin duquel elle commence à tourner la tête et le torse, et saisit un objet (probablement un jouet). Un léger coup est alors donné avec ledit objet, ce qui produit un bruit sec, comme pour renforcer la scansion de la transition des activités (ls. 46 - 48). Une fois ce « son de scansion » produit, analogue à d’autres déjà vus dans ce chapitre, ces formes rappelant que parole, corps et objets réalisent des marquages multimodaux particuliers, Justine annonce on va se mettre en pyj’ et on va aller au dodo Chloé 467 (ls. 70-71).

Cette annonce injonctive est accompagnée d’abord par un bâillement468, puis par un détournement de l’attention visuelle vers la télévision469. On voit que, à différents moments dans cet extrait, les participantes s’orientent vers des cours d’action divergents, voir concurrents, tout en restant assises l’une à coté de l’autre. Ce sont des ressources corporelles fines qui, placées à des moments critiques de l’interaction et combinées avec les énoncés, leur permettent d’exhiber leurs orientations respectives.

Suit une séquence de négociation explicite initiée par Chloé qui demande à sa mère la lecture d’une autre histoire, dont elle lit le titre et à laquelle elle attribue l’adjectif qualificatif d’ordre (la) derniè::re. Justine reporte la réponse à la demande de Chloé (s’il te plai:t) en lui disant d’« attendre » (tout en chevauchant son tour) pour écouter quelque chose à la télévision (ls. 57). Après plusieurs secondes d’écoute du journal télévisé, on entend Eric (qui se rapproche bien qu’il se trouve toujours hors-champ) annoncer à Arthur qu’il doit faire un appel téléphonique. Sachant que dans ce foyer le téléphone à partir duquel on passe les appels est la plupart du temps le téléphone filaire relié à la « box », donc près du lieu où se trouvent Justine et Chloé, il est possible que Justine tienne compte également de cette annonce d’Eric pour initier une nouvelle tentative d’arrêt de la lecture, avec la forme standardisée [bon (pause) allez].

Le bon pré-clôturant de Justine est immédiatement suivi d’un détachement corporel puis de la particule d’impulsion allez qui inaugure la nouvelle phase. Malgré ce mouvement, que l’on peut considérer comme une tentative d’acheminement conjoint vers la clôture, ou du moins comme une nouvelle possibilité donnée pour que la fillette s’y aligne, on observe uns énième résistance de la part de Chloé. La fillette (ls. 57-59) se plaint, son tour s’initiant encore une fois par la conjonction oppositive mais ; bien que la fin du tour soit incompréhensible, il est possible que Chloé s’appuie sur le manque de réponse négative de Justine l. 47, pour légitimer la poursuite de l’activité.

Entre les ls. 60 et 61 on observe que la mère lâche la revue (toujours tenue par Chloé) au moment où elle annonce les nouvelles conditions de l’activité conjointe, comme si elle se prémunissait d’un potentiel nouveau report de la fin de la lecture et de l’initiation de la séquence « coucher ». Justine accepte donc de lire une dernière histoire, mobilisant encore une fois le prénom de la fillette comme pour en accentuer le caractère mutuellement engageant des conditions récemment renégociées ; et ce sur la base d’une construction syntaxique récurrente « (maintenant) on fait X, après on fait Y (et Z) »470. A la l. 66 on voit que Chloé – avec une satisfaction non dissimulée- lit le titre de la nouvelle (et dernière) histoire, alors que Justine repositionne son bras, étendu sur sa jambe, presque dans la même position que lors de la première phase de lecture.

Comme le propose Wingard (2007), ce type d’annonce et de négociation produisent un ordonnancement priorisé, un séquençage ordonnée de slots d’action qui contraignent (ou du moins cherchent à contraindre) contractuellement, donc moralement, le présent. On affirme/accepte la pertinence d’une ligne d’action dans la mesure où elle est délimitée par une suite d’activités données, cherchant souvent à ce que cet horizon temporel résulte d’un accord mutuel. C’est ce qu’ont montré également d’autres auteurs travaillant sur des familles européennes contemporaines (Aronsson & Cekaité, sous presse, par ex.), qui mettent l’accent sur les tactiques et même les « politiques quotidiennes » au centre de l’organisation de la vie sociale en famille. Remarquons aussi que les conditions projetées par le tour de Justine ne peuvent finalement être formulées car Chloé demande une interversion des rôles lectrice-auditrice en chevauchant le tour de sa mère, avant que le deuxième terme de la formule « on fait X et après Y », ne puisse être énoncé ! Les tactiques conversationnelles ne relèvent de toute évidence pas uniquement de la compétence des adultes.

Soulignons enfin que, comme le montrent les travaux de Galeano et Fasulo (2009), entre autres, la mère utilise le prénom de la fillette avec un effet de consigne, incisif, et une intensification de la valeur normative. Le nom propre, ainsi, ne semble pas soutenir la dimension opératoire des injonctions, des annonces, etc. mais engage plutôt la responsabilité individuelle de la fillette vis-à-vis de la réalisation de ce qui lui est demandé et du respect des normes, dans le cadre d’une négociation en cours et, ce qui est typique dans bien d’autres extraits, après plusieurs marquages, annonces ou injonctions temporels sur lesquels l’enfant ne s’aligne pas (et/ou après des interruptions, séquences latérales, etc. ayant interféré avec la séquence directive proprement dite).

Ici nous avons cherché à comprendre l’opérativité structurante des la particule bon énoncées par Justine,observées au regard de la manière dont elles sont interprétées par Chloé et donc au regard des effets potentiells. Dans la section suivante nous verrons un autre cas qui a également demandé des analyses approfondies de longues séquences.

Notes
466.

Notons aussi que Justine implique directement son compagnon pour tenter de résoudre la situation.

467.

Notons que l’utilisation du vocatif onomastique Chloé en fin de tour (alors que l’interlocuteur ne peut être ici que la fillette, et que son attention vient clairement aiguiser la force illocutoire de l’annonce parentale.

468.

Comme nous l’avons vu supra, le bâillementvient renforcer, la pression temporelle sur l’activité en cours.

469.

Les différents changements d’orientation de Justine vers la télévision n’ont pas lieu à n’importe quel moment. L’activité de lecture et/ou sa définition temporelle sont suspendues au profit d’une réorientation périphérique vers la télévision d’abord juste après la fin de lecture de l’histoire puis simultanément à la seconde tentative de mettre fin à la phase d’activité lecture en impulsant la suite des activités du soir. La seule orientation explicitement focalisée vers la télé se faisant elle juste après une demande explicite de Chloé de poursuivre (ls. 33-36). Dans tous les cas, ces réorientations vers un autre support technique d’action et d’attention, se font à des moments délicats de transitions, et de manière assez systématique.

470.

Malgré les frappantes analogies syntaxiques on peut noter les différences lexicales et stylistiques, entre >Chloé écoute moi on lit ça/< après on va mettre le pyjama et on va au lit et on va se mettre en pyj’ et on va au dodo Chloé. Comme le soulignent Blum-Kulka (1997) ou encore Fatigante, Fasulo & Pontecorvo (2004) entre autres, ces marques, ainsi que les diminutifs, apocopes, baby-talk, etc. fonctionnement comme autant d’atténuations du caractère directif des injonction parentales (plus ou moins directes).