7.3.4.2 Cas 2

Tout en faisant écho à la structuration de l’activité « regarder la télévision » de l’extrait 22, où le générique de fin du dessin animé marque une frontière propice à la structuration de l’activité, l’extrait suivant relève néanmoins d’un échange beaucoup plus elliptique entre les participants. Un échange qui génère davantage d’interrogations pour l’analyste. Nous reprenons l’action plusieurs minutes avant l’interaction de l’extrait 22. En voici une première transcription :

PR- lundi 21/03/2005 : Justine travaille à l’ordinateur, tournée à 30° vers Chloé et Arthur qui regardent la télévision. On entend le générique de fin d’un dessin animé

Chloé chante le générique alors que Justine, sans s’orienter vers les enfants, poursuit pendant quelques secondes son activité.

Le BO::N\, appuyé et avec expiration finale marquée est énoncé par Justine au moment où sonne le générique de fin du dessin animé. Peu après, Chloé s’oriente vers le mouvement de la mère avec le tour mais A TTE::: nds/ c'est (°pas la)°]qui montre une opposition à ce que la fillette interprète comme une projection de clôture d’activité. Après cet échange que l’on peut, rétrospectivement, définir comme « pré-clôture/contestation » Justine poursuit sa tâche à l’ordinateur pendant quelques secondes, alors que Chloé se met à chanter le générique. Pour comprendre la potentialité organisatrice, la conséquentialité de la particule bon vis-à-vis de l’interaction et des cadres de participation471, nous avons dû porter notre regard sur le contexte d’activités préalable.

A 18:22, Simon joue à l’ordinateur dans le salon tandis que Chloé est dans sa chambre. Justine arrive avec Arthur. Peu après l’arrivée dans le foyer, le jeune garçon allume la télévision, Chloé s’installe à coté de lui sur le canapé, et les deux s’orientant vers l’écran. Mais ce n’est pas la chaîne désirée. Chloé demande à Justine de mettre les dessins animés (chaîne à laquelle on accède par la box) ; en même temps que la mère réalise le geste technique elle demande à Chloé si elle a déjà « regardé la télé depuis qu’[elle est] rentrée ». La fillette répond par la négative et la mère s’oriente ensuite vers un échange logistique avec Simon (qui descend acheter du pain). Quelques secondes après, le dessin animé Scooby Doo commence : on entend le générique, sur lequel chante Chloé.

Après avoir changé Arthur, à 18:31, Justine demande aux enfants s’ils ont faim (la réponse de Chloé est prononcée avec un très faible volume et n’est malheureusement pas compréhensible). Ella va dans la cuisine, sort quelque chose du frigo ; une minute plus tard, dans le salon, elle allume l’ordinateur et l’écran et s’y installe, de face (le dossier de sa chaise disposé parallèlement à l’écran, comme le montre l’image {2} ci-dessous) :

18:31

Plus de dix minutes plus tard, à l’occasion d’une manipulation sur l’imprimante, Justine se tourne à 30° vers Arthur et Chloé au moment de redresser le torse :

Justine somme le jeune garçon de s’éloigner de l’écran de télévision :

Le body torque de la mère, modéré mais constant, se poursuit472. Par la suite a lieu la première occurrence de bon :

Si aucun des deux enfants ne répond à la question posée par Justine sur leur appétit, Arthur produit un tour (Scooby-D[oo::) dont nous pouvons faire l’hypothèse qu’il s’agit d’une réaction face à la scansion ( bon \) puis à la question de la mère : celles-ci projettent la fin de l’action en cours et la suite des activités de la soirée, et c’est vers cette conséquentialité que semble porter le mouvement de résistance de l’enfant. Sans attendre de réponse, Justine gagne l’autre coté de l’appartement (à 18:42:30). Entre-temps l’imprimante éjecte plusieurs feuilles.

Lorsque l’on élargit la portée de la séquence, on observe une première occurrence de bon dans un tour où Justine cherche à établir le niveau d’appétit de Chloé et Arthur, la particule bon fonctionnant moins comme un marquage du flux d’action que comme un attention-getting device. De plus, on voit maintenant que la particule précède une question qui sera répétée peu après en recyclant l’énoncé (même syntaxe, même prosodie, même lexique) de manière formulaïque (est-ce que vous avez faim les p’tits enfants ?)473. Cette forme particulière semble permettre à Justine de poser une question qui a (ou est susceptible d’avoir) des effets sur l’orientation des co-participants, sans attendre véritablement de réponse. Justine reprend la question-formule qu’elle tronque et à laquelle elle appose une demande de sursis (attends, prononcé à la cantonade ? à Arthur ?) puis une annonce de nouvelle activité individuelle, changeant aussi la trajectoire dans l’espace (ls. 9-11).

Ce retour en arrière nous amène à présent au point de départ de la présente section. Nous pouvons aborder ci-dessous l’extrait du début plus en détail.

A 18:44 Justine, prend un téléphone mobile posé sur la table, regarde vers l’imprimante, qui continue d’imprimer et quelques secondes plus tard s’assoit à l’ordinateur, resserrant légèrement l’angle d’ouverture de la position de la chaise. Elle saisit les feuilles imprimées et semble transférer des informations au téléphone.

18:46:50

Chloé chante le générique ; Justine poursuit son activité. Le générique est suivi d’un jingle institutionnel de la chaîne (qui annonce le dessin animé suivant). Justine initie une série de manipulations clôturantes sur l’environnement et les supports de l’activité informatique :

A 18h50

Une fois revenue dans le salon, Justine reprend l’activité informatique et de lecture, s’ajustant aux contraintes temporelles imposées par le déroulement de l’impression de documents, et contrôlant de manière périphérique l’activité des enfants. En cela, la narration télévisuelle fournit des informations clés : à la l. 16 on entend un des leitmotifs de l’émission, puis tous les personnages du dessin animé rient, accompagnés en suite d’une musique qui marque généralement la fin474. C’est justement pendant cet énoncé que Justine se tourne quelques instants vers la télévision, en vérifiant probablement le déroulement de l’épisode (l. 17)475. On retrouve ici la séquence qui nous a interpelée à l’origine.

Une fois son regard et posture corporelle réorientés vers le PC, et sans interrompre son activité, Justine produit un bon très appuyé, à la fois en ce qui concerne le volume de la voix, l’allongement vocalique et une expiration finale très marquée. Cet énoncé est finement coordonné avec le générique de fin du dessin animé, dans la mesure où la mère démarre son tour profitant d’une pause, ou plutôt d’un interstice sonore du générique, qu’elle connaît sans doute très bien (ls. 18 à 20). Chloé, à son tour, s’oriente vers le tour parental en tant que préparation à la clôture de l’activité « télévision » : dans un mouvement oppositif, le tour mais A TTE::: nds/ c'est (°pas la)°]contre le but illocutoire de Justine, ou du moins le but tel qu’il est interprété par Chloé (l. 24). Le tour démarre avec le connecteur oppositif « mais » et se poursuit avec le directifs « attends » et enfin avec ce qui semble être un account (c’est °pas la fin°) indiquant l’absence des conditions nécessaires pour réaliser la directive (directe ou indirecte) de la mère.

Après cet échange d’actes que l’on peut, rétrospectivement, définir comme une séquence « pré-clôture/contestation », Justine poursuit sa tâche à l’ordinateur pendant quelques secondes, alors que Chloé se met à chanter le générique. Notons que l’ensemble de l’échange se fait sans que ni Chloé ni Justine ne changent leurs lignes d’action et d’attention respectives (vers les écrans), ni s’orientent visuellement l’une vers l’autre476. Sur le plan des positionnements corporels, notons enfin que, si Chloé ne bouge pas significativement (dans un mouvement vers Justine, notamment) lors de la production de sa réponse, Justine elle, a changé depuis peu sa position assise, notamment l’angle de la chaise par rapport à l’ordinateur, disposant désormais d’une vision d’ensemble du salon, notamment sur la région où se trouvent la télévision et les deux enfants (face à l’écran). Nous avons tenu à restituer cette partie de l’extrait car elle permet de mieux saisir la manière dont Justine gère plusieurs cours d’action (lancer le dîner, travailler à l’ordinateur, évaluer la situation/les besoins des co-participants), intercalant des manipulations sur du matériel informatique avec des injonctions et des annonces adressées aux enfants, maniant ainsi différentes temporalités. Elle permet également de mettre en relief l’apparition de frontières - actionnelles réelles ou potentielles – au sein de ces annonces et injonctions.

Cet extrait rend observables plusieurs choses : a) la façon dont la mère, qui prête une attention périphérique à ce que font les enfants, s’engage dans un « monitoring » mobilisant des ressources verbales, corporelles et artefactuelles. Justine se sert notamment du flux télévisuel (notamment du flux audio) pour segmenter et contrôler l’activité des enfants ; b) la façon dont Chloé conteste le tour de Justine, traité comme pré-clôture, c’est à dire comme une projection imminente de la fin de l’activité en cours ; c) Les participants configurent le salon en tant qu’espace commun où se déploient des activités relativement autonomes pouvant se rejoindre à tout moment, et étant publiquement disponibles.

Revenons plus en détail sur ce qui se passe entre les ls. 21 et 24. Tel qu’il est interprété par Chloé, le tour de Justine présente une intentionnalité évidente. Or, pour l’analyste, cette force n’est pas facilement déductible du seul contexte séquentiel immédiat. Si le contexte préalable donne des indices sur le déroulement des activités à venir (le fait que Justine demande aux enfants s’ils ont faim, par exemple)477 il n’est pas en relation directe avec la mobilisation des artefacts. Le bon est placé de manière à fonctionner en tant que pré-avis de fin d’activité, entre autres grâce aux « enquêtes » parentales478. La suite des activités du soir, en particulier le dîner, qui en est le noyau en quelque sorte, est ainsi indirectement projetée et les enfants impliqués dans cette projection.

Un de ces cas est caractérisé par la construction [bon + question sur l’appétit]. De ce point de vue, on peut dire que le bon suivant, particule minimaliste qui constitue seule (single-unit turn)une pré-séquence d’avis, ou d’alerte temporelle, s’inscrit rétrospectivement dans une série de rappels à l’ordre domestique. Un ordre construit à la fois localement, dans les séquences conversationnelles et le pas-à-pas interactionnel de la soirée, et globalement, à l’échelle des expériences répétées qui constituent des activités et des enchaînements d’activités routinisés, quotidiens et cycliques.

Or, contrairement à l’extrait précédant (sur l’activité de lecture d’une histoire), élargir la portée séquentielle de l’extrait à ce qui précède ne suffit pas. Le second bon, celui qui nous interroge, présente une autre caractéristique : il ne peut être interprété, du moins en tant que séquence organisationnelle, sans tenir compte de l’articulation entre parole, TICs et connaissances partagées entre les membres du foyer.

Il faut donc se pencher sur l’arrière-plan des connaissances partagées parmi les membres concernant les routines familiales. Notamment parce que l’extrait que nous venons de traiter combine, outre la dimension interactionnelle, une dimension technologique. C’est ce vers quoi nous nous tournerons plus systématiquement au chapitre suivant, à travers l’analyse des procédés de balisage et de contrôle de l’activité « regarder la télévision ». Pour l’heure nous nous contenterons de souligner que, comme toute image-récit, nécessairement déployée dans le temps, le dessin animé télévisuel non seulement véhicule un contenu mais il « façonne » aussi le temps, contribuant à sa structuration. En tant que séquence audiovisuelle, le dessin animé est à la fois une ressource et une contrainte pour les participants : puisqu’il a lieu dans un créneau prédéfini, il permet d’une part d’anticiper une plage temporelle stable et, d’autre part, exige une acceptation de frontières plutôt figées et peu négociables. C’est ce que montre l’extrait 22, dont nous avons déjà parlé, et qui constitue la suite des échanges et des activités que nous venons d’analyser.

L’utilisation de la télévision comme « donneur de temps » a été observée dans les deux foyers, et ce presque tous les jours. Nous le verrons en détail au chapitre suivant. Voyons à présent le dernier extrait que l’on pourrait considérer comme « problématique ». Cette fois-ci il s’agit d’une longue séquence du corpus RAF, où, comme dans les deux cas précédents, la particule bon (ici prononcée par Albert) est interprétable en tant que maillon conversationnel dans un long enchainement d’échanges et d’actions préalables. C’est vis-à-vis du comportement de Maguelone que la particule est conséquentielle : la fillette l’interprète comme une sanction à laquelle elle se plie, mais, ainsi que nous le verrons, elle en donne un account particulièrement intéressant et amusant pour les parents (et pour nous).

Notes
471.

Ainsi que le caractère routinier de l’échange : il n’y pas d’orientations mutuelles chez Chloé, chez Arthur ni chez Justine sur ce qui se passe par la suite, chacun vaquant à poursuivre l’activité en cours malgré la « pré-clôture/contestation ».

472.

Son torse et ses jambes sont orientés vers les enfants, alors que sa tête et sa main sont orientées vers l’écran.

473.

A onze minutes d’intervalle la mère cherche à savoir de nouveau si les enfants ont faim, probablement pour évaluer le temps disponible pour ses propres activités en cours. Elle démarre en tous cas son activité à l’ordinateur, qu’elle poursuit, ensemble avec d’autres « touches » (dans la cuisine par exemple), pendant les onze minutes. La première fois, à 18:31, la question était « vous avez faim ? Chloé est-ce que tu as faim ? (1) Chlo ? »

474.

Les personnages rient et discutent dans une sorte de conclave final ; de plus, un des personnages produit un énoncé de type « aphoristique » qui marque la fan ou du moins en projette l’attante.

475.

Sur le plan narratif, les épisodes de ce dessin animé Scooby-Doo se terminent massivement avec une sorte de « bilan » joyaux, l’ensemble des membres du groupe réunis – sains et saufs - dans la scène finale.

476.

Seulement l. 31 la fillette se tourne vers la mère, qui fait du bruit en manipulant les artefacts informatiques et le meubles au moment de la clôture de l’environnement matériel d’activité, ce qui semble attirer l’attention de Chloé. Il semble que celle-ci vérifie l’agir et l’orientation de l’agir de Justine ; une fois assurée du fait que la mère est occupée ailleurs ? Chloé retourne à l’activité « télévision », avec un léger marquage vocal.

477.

A travers les questions à propos de l’appétit des enfants, la mère s’oriente vers l’activité « faire à manger », rendant pertinente la projection du dîner comme activité à venir mais rendant possible aussi des calculs profanes concernant l’organisation de ses propres activités (et de celles d’autrui). La séquence qui nous intéresse ici rend manifeste l’orientation de la mère vers la fin du dessin animé mais aussi, pourrait-on dire, vers une redéfinition plus globale de la dynamique des activités dans le foyer, sachant que les deux plus jeunes enfants prennent leur bain ou vont jouer après les dessins animés, et ce toujours au préalable du dîner. Un point qui ne peut être éclairé qu’à condition de s’intéresser aux récurrences organisationnelles jours après jour.

478.

Enquêtes sur l’appétit, par exemple, qui servent à la fois à tester la situation et l’urgence des besoins des membres de la maisonnée et à faire des annonces à moyen terme sur la suite de la soirée.