7.4.1. La coordination comme apprentissage

En rendant publiquement disponibles des orientations actionnelles, l’explicitation de l’organisation des activités domestiques constitue un moyen récurrent et systématique de coordination notamment en permettant aux co-participants (et/ou co-présents) d’anticiper, d’évaluer la situation, de s’aligner ou, au contraire, de contester les nouvelles dynamiques d’action. Les procédés langagiers analysés sont particulièrement sensibles à la structuration progressive de la parole, des comportements corporels et de la matérialité de l’environnement. Comme le propose Goodwin (2002), il existe dans l’expérience humaine et sociale, non seulement plusieurs temporalités, mais plusieurs systèmes sémiotiques qui incorporent des formes distinctes d’organisation temporelle et séquentielle : organisés à travers des configurations contextuelles multimodales, parole, gestes, mouvements, dispositions corporelles, ressources matérielles, artefactuelles, spatiales, etc. sont rendus pertinents par les membres de manière spécifique :

The specific media used to instantiate particular semiotic systems
provide participants with crucial resources for building relevant
temporal frameworks
(Goodwin, 2002 : 33)’

Les participants attendent mutuellement que les cadres projectifs offerts par les différents systèmes de signes soient pris en compte de manière conséquentielle dans l’organisation de l’action. C’est ce que Robinson & Stivers (2001), dans leur étude sur l’accomplissement des transitions, décrivent en termes de modalités multiples travaillant de concert et s’élaborant mutuellement. De leur coté, C. Heath et P. Luff (1992) remarquent que au sein d’une salle de contrôle du métro londonien, à travers des ressources variées, les acteurs engagés dans des activités individuelles restent mutuellement attentifs aux cours d’action des uns et des autres.

Basées sur les principes de co-présence, de participation et de perception/awareness périphériques caractéristiques d’un certain type de lieux de travail, les pratiques de talking aloud semblent proches des verbalisations et des manières de contrôler/évaluer le contexte d’action au sein des foyers495, en particulier lorsque l’on se penche sur la question de la publicisation de la structure temporelle des cours d’action.

Ce que nous avons observé présente des points communs mais aussi d’importantes différences avec les centres de coordination étudiés par de nombreux chercheurs, notamment ceux du courant des Workplace Studies. Sur le plan de la disponibilité par exemple. Les choses semblent beaucoup moins stables dans le foyer que dans les lieux de travail : les parents (certains du moins) se constituent en organisateurs et en garants de la vie domestique et familiale et se rendent donc plus ou moins disponibles auprès des enfants selon la progression de leur propre activité, selon le timing général de la soirée, etc. Ces besoins pratiques produisent des relations catégorielles asymétriques qui s’apparentent rarement à des relations entre collègues, c’est-à-dire entre pairs (et de ce fait réciproquement disponibles).

En nous basant sur la distinction conceptuelle entre display of recipiency et display of availability (Heath, 1984)496 on peut rappeler que dans les foyers l’état de parole est potentiellement ouvert, ce qui ne veut pas dire effectivement toujours ouvert au sens de « donnant lieu à des échanges de parole ». Les parents ne sollicitent pas l’attention (et a fortiori l’engagement inter/actionnel) des enfants à n’importe quel moment : la manière dont se déploient les verbalisations et l’utilisation méthodique de particules discursives rend compte d’une distinction entre activation de la disponibilité et activation de la recipiency. Les verbalisations parentales ne sont pas toujours (ni même fondamentalement) suivies de displays of recipiency de la part des autres membres. Elles n’initient pas spécifiquement des séquences. Or, elles caractérisent la situation de telle manière que, dans des échanges suivants, la recipiency puisse être hétéro-activée par le parent : dans un contexte de parole ouverte, latente, les participants sont censés être – potentiellement - disponibles. Ainsi, l’activation de la disponibilité et sa transformation en recipiency assure un engagement mutuel vers telle ou telle dynamique organisationnelle, à des moments clé du déroulement de la journée497.

Ces notions d’activation de l’attention et de la disponibilité (qui transforme le cadre de participation) doivent être appréhendées dans le cadre des relations asymétriques entre adultes et enfants. Ces relations sont asymétriques à la fois sur le plan des droits et obligations réciproques, que sur celui des responsabilités organisationnelles et de soin (care). Les « activateurs » sont les adultes (et en moindre mesure les frères aînés), et bien qu’ils s’orientent vers la façon dont les co-participants reçoivent et traitent (ou sont susceptibles de recevoir/traiter) les marquages et les projections d’action, ils peuvent aller jusqu’à les contraindre à accepter des dynamiques d’action auxquelles ils s’opposent. Dans sa réflexion sur l’intention et, plus généralement, sur la sémantique naturelle de l’action, Quéré (1990) souligne que la publicisation de l’action relève de la constitution d’une intersubjectivité pratique et contribue à une reconnaissance réciproque comme sujets dans l’enchaînement coopératif des actions. Comme le montrent nos données, la publicisation est à la fois communication et socialisation(Quéré, 1990), et met en évidence le fait que la coopération est non seulement un accomplissement mais aussi un apprentissage. L’action sociale n’est pas coopérative ou collaborative par nature. C’est ce qu’ont montré les illustrations emblématiques traitées dans ce chapitre, et sur lesquelles nous allons revenir dans la section suivante.

Notes
495.

Heath et Luff (1992) observent que, dans des situations de reformation de cours d’actions, lors de tâches difficiles, les contrôleurs talk « out aloud »  (…) precluding establishing a « recipient » and the consequent interaction. Il s’agit donc de rendre visibles les activités dans lesquelles on est engagé sans orienter les membres co-présents vers cette action, de préserver une orientation mutuelle compatible avec le ici et maintenant du service, et en encourageant des formes de co-participation qui ne demandent que rarement l’attention d’autrui.

496.

Heath, sur la base d’observations d’interactions médecin-patients dans des cabinets médicaux, propose que les participants soutiennent l’engagement à travers leurs comportements en tant que locuteurs et en tant que récipiendaires et distingue entre display of recipiency et display of availability, où le premier initie spécifiquement une séquence, alors que le second sert à pré-initier une activité, offrant un environnement propice à l’occurrence d’un ensemble d’actions.

497.

La critique développée par Goodwin et Goodwin (1999) de l’approche de l’auditeur de Goffman parait faire écho elle aussi à nos observations. Nous avons cherché de montrer comment la structuration des évènements en cours configure l’audience, tout en étant configuré par elle. Les formats de participation étant dessinés et redessinés dynamiquement par les pratiques d’annonce et de pré-clôture décrites, la question se pose des rapports entre hearer et addressee, partition proposée par Goffman. Un auditeur au moment où une annonce est faite peut devenir un addressee par le fait même de ne pas avoir agit tel que l’annonce le projetait, séquentiellement et normativement.