7.4.2.1 L’importance de la dimension incrémentale

Notons que si dans les deux cas problématiques chez les PR, la particule bon fonctionne comme jalonnement, comme marque d’une série déjà initiée d’actes transitionnels, elle fonctionne comme ultimatum, comme dernière marque (ou jalon) de la série, dans l’extrait chez les RAF. Sur le plan des positionnements corporels et des orientations du regard, on notera que dans les trois cas « problématiques » le parent producteur du bon scanseur ou terminatif ne regarde pas l’enfant auquel s’adresse cet acte organisationnel, et ne modifie pas ou peu la position de son corps par rapport à l’activité en cours, alors que vis-à-vis de l’enfant, il s’agit justement de provoquer un changement d’orientation actionnelle voir corporelle. Comme si cette particule avait un potentiel suffisamment grand du point de vue performatif et interactionnel pour ne pas nécessiter, ou même pour « écarter », en quelque sorte, des modalités communicationnelles complémentaires499.

Par ailleurs, comme nous l’avons évoqué plus haut, il n’y a pas de clôture topicale qui précède les tours parentaux : les participants ne sont pas mutuellement alignés vers une mise en train de la fin d’une conversation (ils sont plutôt engagés dans des activités différentes). Ainsi, le but des (pré-)clôtures semble ici celui d’attirer l’attention de membres co-présents ne s’apprêtant pas à mettre fin aux activités dans lesquelles ils sont engagés, afin de clore et réorienter l’action (conjointe adulte-enfant dans le cas 1, disjointe dans le cas 2 et disjointe avec reconjonction potentielle dans le cas 3).

Ce qui parait important est de pouvoir expliquer la potentialité des tours de Justine et d’Albert dans leur action de projeter une fin d’activité, potentialité dont rend compte le traitement que, rétrospectivement, en font les enfants. Une réponse a été trouvée en regardant d’autres pratiques d’annonce, ainsi que les ressources mobilisées : il s’agit de l’imminence de la fin d’activité que les tours des parents projettent. En effet, les trois séquences en question sont : a) précédées d’annonces diverses : le ou les parents « préviennent » les enfants sur le fait que l’activité dans laquelle ils sont engagés devra s’arrêter, rendant public et disponible le fait qu’il y aura bientôt un arrêt ; b) construites en mobilisant des ressources qui configurent des frontières reconnaissables par les co-participants ; c) constituées par un tour qui rend pertinent le moment où les activités en cours atteignent une fin plausible en configurant ce place-time comme étant la fin ; d) constituées par un second tour qui conteste ou refuse l’imminence de la fin de l’activité projetée par la première partie. La différence entre les extraits chez les PR et celui chez les RAF est que, sur ce dernier aspect, l’enfant ne s’oriente pas, dans sa contestation, sur les mêmes ressources et pertinences que le parent. Enfin, sur le plan du déploiement de l’action, alors que dans les cas chez les PR la situation problématique se résout avec un retour à l’activité précédent l’intervention parentale (cas 2) et avec une négociation entre les co-participants sur la temporalité/ordre de l’activité en cours ou projetée (cas 1), chez les RAF la résolution consiste en l’abandon du cours d’action par l’enfant non pas avec une négociation mais avec une plainte revendicative (qui modifie le cadre préalable).

Le fait que les bon fonctionnant comme première partie de paire soient produits immédiatement après une fin (une histoire a été lue, on passe le générique d’une émission) ou un début de phase ou d’évènement (une « question » ouvrante est posées) n’explique peut-être pas par lui-même comment des membres jusque là orientés (depuis plus ou moins longtemps) vers des cours d’action disjoints, construisent des paires adjacentes aussi huilée à partir d’un tour aussi minimal. Un élément de réponse est le fait que les interactions précédentes ont déjà posé les bases pour que des tours de ce type, et mobilisant certaines ressources temporellement relevantes pour les membres, soient interprétés comme des projections de fin d’activité imminente. Un autre élément, complémentaire, est l’existence de nombreux et divers procédés comportant très souvent des unités de tour de type bon, allez, etc. qui scandent le flux des actions en en produisant une segmentation pratique et reconnaissable dans le cadre d’un état de parole ouverte et d’un environnement multimodal riche (Goodwin, 2002). Ainsi, sur le plan des cadres de participation on passe d’une logique de face-à-face et focalisée (venant généralement appuyer les analyses conversationnelles classiques) à une logique de participation diffuse et à un état de parole – et d’action – ouvert ; sur le plan de la structuration de l’interaction, on passe d’une logique topicale ou propositionnelle à une logique actionnelle ou actantielle plus large.

Si les pratiques de temporalisation et de routinisation sont centrales dans la production des actions conjointes et de la coordination dans le foyer, on voit aussi que (se) coordonner n’implique pas nécessairement un déroulement conversationnel coopératif, et une séquentialité mutuellement orientée vers une convergence de l’activité.

Notes
499.

M.H. Goodwin (2006) décrit d’autres types d’actes de contrôle caractéristiques de la vie familiale dans lesquels - au contraire- la configuration d’un focus d’attention conjoint, avec contact visuel et/ou positions corporelles mutuellement orientées (face-à-face ; corps-à-corps) sont constitutifs de la force social des injonctions et des séquences directives. Nous en avons observé un nombre important aussi, comme en fera part le chapitre suivant.