Conclusion

Au cours des activités situées, l’ordre, la durée et le rythme de l’action de l’ensemble des membres sont objectivés à travers des interventions langagières sur l’environnement. Ces interventions projettent des systèmes de préférences stables, sur la base de contraintes relatives, internes au cours des activités de la maisonnée, dépendantes d’évènements-pour-l’organisation (comme nous le verrons surtout au chapitre 10), ou absolues (à l’heure H on fait X).

Si des configurations de tours de parole et d’agencements matériels sont interprétables comme l’initiation ou la clôture d’une activité donnée, c’est parce qu’elles sont sémantisées, sédimentées, stabilisées dans le temps, mais aussi, constamment rappelées, et réajustées aux contingences.

Nous avons vu aussi que les activités organisationnelles sont des entités qui dépassent les tours de parole, les paires adjacentes et les séquences, et sont loin d’être essentiellement verbales. Définir ce qui compte en tant qu’activité et où se trouvent les frontières des activités est un problème des participants qui produisent, reproduisent, ajustent ou négocient les frontières suggérées ou (im)posées par une des parties. De ce point de vue, la définition d’une activité, de son organisation temporelle et de sa pertinence sociale et interactionnelle ne peut être établie par avance, de manière abstraite. Non seulement le temps de/dans l’action est indéniablement multiple mais il existe plusieurs systèmes sémiotiques qui incorporent des formes distinctes d’organisation temporelle et séquentielle. Public, rendant visibles certaines capacités cognitive, intrinsèque à la composition des unités utilisées pour construire actions et évènements, le temps ne peut ni se dire ni se faire sans s’appuyer sur le corporel et le langagier, autant que sur les artefacts.

Au cours de l’accomplissement de l’organisation de la vie familiale, malgré les évidentes asymétries entre parents et enfants vis-à-vis de la capacité à mobiliser certaines ressources et savoir-faire, les enfants se montrent comme des membres compétents, capables de mobiliser à leur convenance les raisonnements et récurrences constitutifs de la temporalité familiale et domestique. De cette manière, au même temps qu’ils subvertissent quelque peu ces mêmes rationalités, les enfants se donnent à voir comme des novices avertis, qui, malgré des orientations et « intérêts » actionnels souvent opposés à ceux des parents (que l’on pourrait schématiser en disant que les enfants procrastinent et les adultes accélèrent, par exemple) participant à la production d’ethnométhodes domestiques, à l’institution concrète d’une rationalité pratique des action, interactions et échanges langagiers à travers lesquels se déploie l’ordre spatio-temporel, social et moral de la vie à la maison.

Nous avons aussi que, comme dans toute autre situation sociale, à la maison les acteurs se doivent d’être prêts « pour toute action immédiate qui pourrait être requise » (Goffman, 1987 : 92), animés d’une « sorte de tonus communicationnel » et manifestant un certain respect pour la situation. Lorsque l’on observe le comportement des parents dans les foyers, on remarque que cette considération pour la situation d’ensemble est en grande partie un enjeu éducationnel. Les co-participants doivent montrer une certaine promptitude (et, selon le moment, une promptitude certaine) et capacité d’ajustement de leurs actions vis-à-vis du fonctionnement global du foyer. Or, contrairement à ce que souligne Goffman à propos du soliloque, parler seul ou à la cantonade constitue une manière de faire récurrente et structurante. Au regard de l’utilisation des stratégies solilocales et de contrôle de l’action, les foyers observé ressemblent aux centres de coordination étudiés par les WPS.

Ce chapitre a examiné le fonctionnement des verbalisations et de certaines particules discursives dans le cadre d’enchaînements entre activités immédiatement successives. Et ce à la fois dans des séquences dialogiques et, du moins en apparence, « monologiques » (ce qu’en linguistique on peut désigner par langage autoréflexif et autorégulatif). Ces analyses ont montré la nécessité récurrente, pour tous les acteurs sociaux (au delà des spécificités des foyers familiaux), que représente le marquage des frontières actionnelles. Nous avons montré les particularités et la place centrales que ces phénomènes langagiers occupent dans le contexte domestique, caractérisé par la multi-activité et par des états de parole ouverts. Nous avons ainsi montré qu’une particule discursive plutôt délexicalisée, telle que bon, partage des traits fonctionnels avec des particules dont la nature grammaticale est tout autre. Ce « petit mot » du discours agit en tant que particule/marqueur pragmatique dans de multiples contextes, sans que son usage soit limité à des types particuliers d’activités ou de séquences, participant ainsi à la structuration formelle, temporelle et rationnelle de l’activité.

Dans un contexte d’interaction focalisée, bon signale que l’on réagit à ce qui a été dit, en tant que marqueur responsif, donc, et, dans bien de cas, préfaçant un certain degré de repositionnement interactionnel avec le matériau préalable de l’échange. Dans tous les cas, les effets de sens produits doivent être induits rétrospectivement et rétrospectivement, ce qui permet de dire que la particule contribue au maintien de la continuité de la structure interactionnelle. Ainsi bon instaure une dialectique de la continuité et de la différenciation, tant au niveau topical qu’interactionnel et relationnel. Ce dernier point est vrai aussi pour les foyers que nous avons observés. Toutefois, il ne s’agit pas d’une continuité essentiellement topicale ni interactionnelle au sens classique du terme, telle que l’on la conçoit sur la base d’échanges conversationnels focalisés. Il s’agit plutôt d’une dialectique de la continuité et de la différenciation du flux organisationnel du collectif domestique. D’une publicisation de la structure des activités familiales qui participe à son tour à l’accomplissement situé de celles-ci. De multiples éléments langagiers sont mobilisés dans cette publicisation, notamment en ce qui concerne le marquage de différents types de transitions d’activités. Celles-ci vont de l’essentiellement corporel ou matériel jusqu’au langagier, et du cours d’action individuel jusqu’aux activités conjointes.

Accomplir des transitions et marquer des frontières actionnelles et temporelles sont deux mouvements qui vont souvent de pair ; et baliser de manière intelligible l’action ou les évènements implique toujours clore d’un coté un processus et de l’autre en initier un nouveau. La plupart du temps, la particule bon -et ses différentes combinatoires, avec ou sans connecteurs temporels (comme dans le cas de [bon (pause) alors]- fait les deux, ce qui est dans la nature même des éléments-frontières. Fonctionnant à l’instar de certains pro-adverbes de manière, la particule bon ne semble pouvoir fonctionner dans des cas où rien n’a encore eu lieu ou aucune activité ne va suivre. Son apparition dans l’inter/action requière qu’une activité (ou phase d’activité) reconnaissable en tant que telle se soit déployée et qu’il y ait une autre (définie ou potentielle) à suivre. Or, comme nous l’avons montré, la particule bon peut parfois s’orienter plus clairement vers la clôture de l’activité préalable (ou, plutôt, que l’activité de structuration configure en tant que préalable) ou vers l’initiation d’une nouvelle. De ce point de vue, l’« histoire naturelle » d’un certain nombre de prises de décision et d’orientations/réorientations actionnelles à la maison repose sur des pratiques de type self talk qui non seulement fournissent des informations aux co-présents à propos d’un cours d’action « privé » mais aussi à propos des raisonnements pratiques réalisés localement et dynamiquement.

Les frontières entre activités telles que nous avons pu les observer, montrent que bon est indicatif de séquençages relativement escomptés, de trajectoires d’action ; qu’il marque des frontières entre activités conjointes et individuelles (dans les deux sens), rendant publics et contestables des balisages (individuels ou collectifs) et pointant le fait que la complétude decertains cours d’action a des conséquences organisationnelles et intersubjectives vis-à-vis de cours d’action de l’ensemble de la communauté habitante. A l’instar des situations dans lesquelles les participants restent connectés sur de longues périodes à travers un canal de communication audio ouvert, dans les foyers des structures d’engagement/ré-engagement/désengagement émergent (Ackerman, et al. 1997 ; Szymanski, 1999), par exemple à travers des outlouds (Szymanski, 1999), des annonces qui ne sont produites pour aucun destinataire en particulier, et qui sont disponibles pour tous les co-présents. Annonces qui peuvent à leur tour concerner des actions à venir d’ego, sous forme de commentaires de sa propre activité (Sacks, 1992 : 87-97) ou d’autrui.

Les pratiques de marquage et de gestion temporelle de l’action rendent compte de besoins de coordination entre les acteurs et peuvent montrer de manière située l’autorité d’un participant qui impose des frontières ayant un effet sur des cours d’action collectifs. Coordination signifie, du moins dans le foyer, non seulement co-ajustement entre des actions de différents participants dans le but d’en réaliser une nouvelle, conjointe, mais aussi redirectionnement des activités d’autrui, dans le but d’en garantir un déroulement temporellement acceptable au regard de l’agenda global des routines domestiques. De ce point de vue, l’adulte coordinateur est massivement engagé dans des pratiques de clôture/ouverture d’activités (propres et autrui), d’impulsion (auto- et hétéro-) et de projection de l’action. Pratiques fondamentalement interactionnelles et langagières auxquelles contribuent des ressources discursives telles que les verbalisations et certaines particules ou marqueurs.

Dans les interactions familiales, tout comme dans de nombreuses interactions institutionnelles et professionnelles, les droits et obligations à suivre un certain « agenda » sont pris en charge par les adultes et les enfants plus âgés, les co-participants étant censés accepter les frontières et l’ordonnancement des activités suggérés par les acteurs prenant en charge des responsabilités organisationnelles.

Pour comprendre l’accountability des activités quotidiennes, il faut aborder non seulement l’organisation des interactions en séquences, mais aussi les manières dont l’espace et les objets usuels participent à l’organisation/réorganisation domestique et familiale en tant que ressources « routinisantes », à la segmentation et à la mesure profane du flux actionnel. Les dimensions tempo-séquentielles sont indissociables de la dimension spatio-matérielle et corporelle propres à l’expérience humaine, qui mobilise sans cesse des potentialités perceptuelles et cognitives en tant que ressources d’activation. Activation de l’attention, de la participation, de l’interprétabilité de la situation, etc.

En ce qui concerne la temporalité, nous nous sommes efforcée de montrer en quoi les références aux durées, aux rythmes et aux ordonnancements des activités procèdent d’une construction à la fois dynamique, collective et indexicale. Dynamique dès lors qu’elles se déploient elle-même dans le temps et qu’elles s’élaborent au fil des tours et de leurs enchaînements. Collective dans la mesure où elle implique un ajustement permanent entre les participants et entre leur perception/interprétation de la situation. Indexicale enfin car la prise en charge discursive des repères temporels se déploie en co-occurrence avec les flux techniques de l’environnement, les mouvements corporels et les productions verbales des acteurs. Comme l’ont montré par ailleurs Filliettaz et Saint Georges (2006), à propos d’interactions entre apprentis et formateurs dans un centre de formation professionnelle, la mise en discours du temps ne peut être étudiée qu’en relation à ce processus, en tant que composante d’accomplissements pratiques matériellement et écologiquement ancrés. C’est dans ce sens que la dynamique propre de la matière, des corps et des flux contraint à la fois les activités des enfants et des parents (comme elle le fait chez apprenants et formateurs). Une mise en discours particulièrement visible dans la mesure où il s’agit, dans le deux cas cités, de contextes de sociation et de socialisation à certaines manières de faire : les savoirs relatifs aux propriétés temporelles des activités du groupe familial empruntent deux voies d’expression. Une référentiellement pleine, à l’occasion de séquences d’annonce et de planification, et une autre référentiellement vide, consistante en des interventions effectuées sur le cours d’action lui-même, donnant lieux à des séquences de transition effectivement accomplies (ou tentées). Le discours, la parole-en-interaction, ponctuent les gestes, les mouvements dans l’espace, les segments d’action ou de flux matériels, visant tantôt à les orienter prospectivement ou à les commenter rétrospectivement.

Comme le soulignent de nombreux travaux sur les activités professionnelles, les routines à la maison se déroulent selon deux axes distincts : un axe marqué par des incontournables et un axe d’imprévisibilité, de perméabilité aux évènements et aux incidents. L’art des parents consiste donc à assurer le systématique tout en laissant une place significative à l’imprévu et aux contingences. Dans nos données, cet art du quotidien est marqué, pour reprendre une terminologie phénoménologique, par des formes particulières qui organisent le vécu et l’expérience des acteurs et qui contribuent à en faire une expérience partagée. Rendre intelligibles et moralement acceptables les accomplissements quotidiens menés par les adultes fait partie du noyau dur du travail parental, configuré par une préoccupation temporelle constante, et la configurant à son tour comme élément central de la vie domestique. Ordre, rythme et durée des actions ne sont donc pas le point de départ, mais le résultat d’un travail pratique et interactionnel constamment reconduit. Les qualités et caractéristiques qui font d’une situation donnée une situation particulière, ce que Garfinkel (1967) appelle l’haecceity, n’est pas l’utilisation de telle ou telle répertoire ou forme linguistique mais plutôt la position structurante et normative que ces formes occupent au sein de contextes séquentiels et situationnels singuliers et néanmoins récurrents. C’est ce qu’a cherché à mettre en relief ce chapitre en examinant des déploiements de courte portée, sur la base d’analyses d’enchaînements actionnels immédiats qui mobilisent de nombreuses ressources, en particulier certaines particules discursives.

Le chapitre suivant s’intéressera aux principales activités familiales, à leur routinité quotidienne et cyclique observable, en élargissant la portée analytique à des séquences plus larges et à d’autres procédés de structuration des activités. Nous détaillerons la dynamique plus globale pour un certain nombre de routines et mettrons l’accent sur les ressources spatiales, matérielles et technologiques exploitées dans l’accomplissement progressif des activités quotidiennes, en particulier dans la projection de transitions, et la mesure pratique des cours d’action.