8.1.1.2 Le déjeuner comme un fait

9 min. après (7:46:45) Eric finit de ranger des affaires dans le lave-vaisselle ; Justine sort de la salle de bain et, hors-champ, probablement depuis le couloir, elle enjoint à nouveau Arthur d’aller déjeuner. En même temps Eric se dirige vers la partie « chambre parentale » du salon :

Ext (ii)

Justine constitue à plusieurs reprises le déjeuner comme activité pertinente suivante pour Arthur (et ce auprès de l’enfant lui-même mais aussi auprès de son compagnon, incité à « attirer »513 l’enfant devant un bol de céréales, ls. 16-20). Vis-à-vis de l’enfant, Justine produit d’abord une injonction faible, sous forme d’invitation à une activité collective (ls. 1-3), que l’enfant refuse (ls. 4-5). Un refus qui ne semble pourtant pas poser de problèmes, Justine se dirigeant immédiatement après vers la salle de bain. Tel que le montrent d’autres recherches, un accomplissement immédiat n’est pas l’objectif de toutes les requêtes et directives parentales : comme ici, une première occurrence de l’« activité cible » (a first mention, dans la terminologie de Sacks, 1992) peut projeter une demande ou une injonction ultérieures, dessinant ainsi un horizon d’attentes spécifique (cf. Wingard, 2006 pour les devoirs scolaires ; Sirota, 2006 pour le coucher du soir).

En effet, une fois la douche terminée, Justine regagne le salon et dès qu’elle se trouve suffisamment proche d’Arthur pour être entendue (mais hors-cadre vis-à-vis du dispositif d’enregistrement), elle réitère son invitation-injonction (ls. 23-25) : tout en passant d’un format interrogatif à un format affirmatif/indicatif, le tour produit presque dix minutes avant (ls. 1–4), est recyclé, ce qui met en exergue la continuité de l’orientation de la mère et les attentes qui pèsent sur le jeune garçon. A la différence du premier tour d’invitation, le prénom de l’enfant est placé ici en début du tour, cherchant à attirer d’emblée l’attention de l’interlocuteur. Aussi, il ne s’agit plus d’aller manger avec les parents (qui ont déjà déjeuné) mais il s’agit toujours d’aller manger, de passer à autre chose et de se déplacer pour ce faire.

La pause de 0.7 seconde (l. 28) marque un non-alignement tacite du jeune garçon. A la différence de ce que l’on a vu en début d’extrait, face au manque de réponse du garçon, Justine relance et renforce cette fois-ci l’invitation-injonction. En chevauchant l’énième reprise par Justine de l’injonction mitigée tu viens/,Arthur refuse explicitement de s’aligner.  Justine poursuit son tour sans thématiser le refus de l’enfant, mais en posant le déjeuner non plus comme une option mais comme un fait : l’affirmation, présentant une courbe prosodique nettement descendante, vient remplacer la question  (on va déjeuner mon garçon\). La mitigation est pourtant toujours de mise, à travers le changement énonciatif introduit par le pronom pluriel on, qui dépersonnalise les enjeux et pointe une entreprise conjointe (Brown & Levinson, 1987) d’une part, à travers un terme d’adresse affectif514 et enfin à travers la recherche d’alignement, avec la tag question « d’accord/ ».

Notes
513.

L’utilisation de ce verbe montre plus largement le type de difficulté liées à la prise du petit-déjeuner par Arthur et les tactiques d’« appât » régulièrement mises en place chez les PR.

514.

Affectif mais aussi renforcer des liens familiaux et de solidarité, des droits et obligations mutuels entre l’enfant et la mère (dont il est le –« mon »- garçon).