8.1.3. Organiser une diversion. La fenêtre du salon comme écran de la météo, ou comment passer d’un média TIC à un média ad hoc

Dans la suite et fin de l’extrait on verra que Justine met en œuvre un procédé de diversion en s’appuyant sur l’environnement physique et sur l’imaginaire médiatique. Elle réussit à apaiser l’enfant, mais, surtout, à changer son focus attentionnel et à le détourner définitivement de la télévision. On verra également ici un exemple de ce que les parents sont emmenés à faire sur le plan de l’engagement corporel et de l’emprise sur les corps des enfants, lorsque parler ne suffit plus.

Ext (vii)

Face aux protestations continues de l’enfant, Justine, en revenant dans le salon, met immédiatement en oeuvre une autre trajectoire directive qui lui permet d’organiser une distraction529, une diversion530. En chevauchant la plainte du garçon, Justine cherche à estomper ses pleurs et à en détourner l’attention, l’incitant à regarder ailleurs (ls. 109-110). Ainsi, le verbe « regarder » est repris sur le tour précédent de l’interlocuteur (r)e:GA:::rder la té:lé::: et recyclé X regarde regarde on va regarder quel temps il fait dehors/ afin de projeter une nouvelle activité présentée comme une activité conjointe. Arthur cesse de pleurer et après une pause d’une seconde Justine explicite et affine sa proposition. L’invitation projette à plusieurs reprises une activité partagée, à la fois verbalement et, à partir de la fin du tour, corporellement (ls. 116). En effet, la mère prend Arthur dans les bras, mais l’enfant résiste, verbalement et corporellement ; une séquence d’ajustements mutuels a donc lieu, pendant laquelle Justine cherche à stabiliser l’enfant dans la position de portage, afin de le conduire vers la fenêtre531 (ls. 116 à 125). Entre les lignes 122 et 129 Justine réalise une sorte de diversion enchâssée : tout en allant vers la fenêtre elle cherche à construire une deuxième intrigue en évoquant la rencontre avec un enfant qu’Arthur connaît et dont la mère tente de rafraîchir le souvenir chez son fils. Une opération narrativo-cognitive qui permet elle aussi d’initier une diversion, bien que le résultat ne soit pas probant. Justine va en effet reprendre la distraction principale, « aller voir la météo », comme nous le verrons dans la suite et fin de l’extrait.

Un lien remarquable est fait par la mère entre l’objet dont il s’agit de s’éloigner et celui dont il s’agit de se rapprocher ; rapprochement aussi bien physique qu’attentionel et actionnels. Par ses engagements interactionnels avec l’enfant, par ses tours de parole, par le tissage de deux mini-intrigues (une autour d’Antonin, le garçon vu peu avant et l’autre autour de la météo y de la couleur du ciel). Par des interventions corporelles, la mère reprend des éléments de la situation en présence en en renforçant certaines implications pratiques (se rapprocher pour regarder). Elle met ainsi à la fois le langage et l’action à profit, pour tenter de modifier le cours d’action d’Arthur.

A travers une mobilisation d’éléments matériels immédiatement disponibles dans l’écologie domestique elle réalise, dans l’interaction, un passage entre un média préexistant et un média émergeant. Passage à la mécanique huilée qui lui permet de créer à la fois une continuité et un changement, de relier et de distinguer les engagements récents, présents et à venir. Un suivi de l’action qui en « poursuit » certains traits afin de réorienter l’attention et l’activité. Justine réussit à passer du regard déictique lié à l’attention conjointe portée sur la télévision, au regard déictique lié à l’attention conjointe portée sur la fenêtre comme nouveau média, en passant par un regard mutuel lié à l’attention mutuelle (Conein, 2004). La fenêtre du salon devient, par une transformation techno-pragmatique (Licoppe, 2010), une sorte d’écran géant où l’on peut découvrir ensemble, par le regard, « la météo », composante incontournable du PAF532 !

Regardons la fin de l’extrait : à la l. 130 Arthur semble produire un tour semblable à celui prononcé au moment du premier rallumage du téléviseur (l. 73). Dans ce cas-ci la réponse de Justine est à nouveau un tour oppositif, construit pratiquement avec la même syntaxe et, comme le premier, en chevauchant celui de l’enfant pour mieux le contrer : >non non Arthur ça suffit<. Mais ni la prosodie, ni le débit ni la suite du tour et de l’échange n’ont grand-chose à voir : ici Justine parle vite, quitte rapidement l’action de contrôle pour se recentrer sur l’activité ludique partagée : est-ce que le s- . comment il est le ciel. Et pour renforcer cette ligne d’activité (la « météo maison » en quelque sorte), la mère se tourne de manière à rapprocher l’enfant de la vitre, pour lui permettre de mieux voir le ciel533.

Notes
529.

Merci à Marc Relieu pour cette formulation.

530.

Il faut souligner que les parents font souvent appel à la tactique de la diversion à des moments de transition plus ou moins délicats, notamment avec les plus jeunes enfants. Remarquons que des travaux en éthologie, psychologie du développement et primatologie ont montré que ce type de tromperie sociale (social deception), associant manipulation sociale et contrôle de l’attention d’autrui, constitue le plus complexe des mécanismes de coordination de l’attention. A partir de ces mécanismes s’organisent des alliances ou des affiliations (Conein, 2005 : 156-157), ce qui en souligne l’importance dans la gestion d’activités conjointes ou « à conjoindre ».

531.

L’adulte ajuste graduellement le corps de l’enfant au sien, accompagnant cette (em)prise avec des paroles et des sonorités marquant l’affect, puis avec un nouveau focus d’attention conversationnelle conjointe.

532.

Paysage Audiovisuel Français.

533.

Suite à cet échange rapproché à la fenêtre, d’autres échanges ludiques et affectifs ont lieu. Puis Arthur jouera dans le salon (d’abord avec la mère puis en solitaire), et enfin surviendra la phase d’écoute musicale (d’abord conjointe, puis solitaire là aussi).