8.2.2.1. «  quand  ? » (1.5) « à la Saint-Glinglin ? » : injonctions, résistances et formulations dans la projection de l’activité à venir

La définition pratique du moment présent est une préoccupation constante des habitants des foyers et un motif de confrontation et de négociation entre parents et enfants, dans la mesure où elle détermine, du moins en partie, le contexte pertinent et les activités à suivre. L’extrait suivant illustrera une planification de la douche du soir de Maguelone RAF, planification en deux temps, et mettra en lumière la façon dont sont utilisé des déictiques temporels, des expressions idiomatiques et des repères de nature diverse dans la formulation, la qualification, la définition et la correction de « faits de temps » (Garfinkel, 1967[2007] : 458).

RAF - lundi 9 mai, 19h19. Christine et Thomas viennent de partir chez le médecin ; Albert se dirige vraisemblablement vers la chambre de Maguelone (où elle joue probablement, mais nous ne pouvons l’affirmer). L’ensemble de l’échange se déroule hors-champ :

Ext (i)

Comme dans la seconde partie de l’extrait, Albert prépare l’installation d’un nouveau foyer d’attention afin de réorienter l’activité de sa fille en appelant celle-ci554 (vraisemblablement depuis le couloir) ; quand la co-présence semble établie, le père, avec un format [futur proche + proposition-choix], demande à sa fille si elle va prendre une douche, (ou) un bain. Implicitement, il l’enjoint à se préparer à se laver (l. 3), tout en focalisant l’intervention (voir l’irruption) dans le champ d’action de la fillette sur un possible choix entre douche et bain. Mais c’est le fait même de devoir aller se laver qu’elle refuse (l. 5), à travers un tour oppositif-plaintif (ah no::::n) qui sera immédiatement contesté par le père à travers un tour établissant de son coté la non-recevabilité de la réponse de Maguelone : un choix a été demandé d’être fait entre deux options, et la négative globale n’est donc pas une option (l. 6). Ainsi, après une nouvelle pause555, Maguelone reformule : il ne s’agit plus de s’opposer à l’activité en tant que telle mais seulement au moment de son démarrage.

Entre les ls. 8 et 18 les participants visent à définir prospectivement des « localisations » temporelles de l’activité douche/bain : alors que Maguelone cherche à repousser l’échéance de manière vague (mais très clairement dans un moment autre que le moment présent), Albert cherche à ce que son interlocutrice définisse un « quand ». Face aux multiples relances parentales et aux temps de latence de plus en plus importants (ls. 4 et 13) dans les réponses de l’enfant556, Albert cherche à prévenir un ultérieur report, dessinant -mi-ironiquement mi-sympathiquement- l’éventualité d’un report éternel (« à la Saint-Glinglin »). Cette première phase de la planification se termine par un tour d’incitation, d’impulsion de l’action de la part du père (l. 16), auquel Maguelone réagit par un recyclage du tour oppositif vu à la l. 8, ici davantage plaintif. Or, comme nous le montre la suite, les parents consentent rarement à laisser ouvertes des situations flottantes de ce type et, s’efforcent -généralement quelques minutes ou quelques secondes plus tard- pour que celles-ci débauchent sur une mise en place plus ou moins concertée des temps et des modalités des activités enfantines à venir.

Ext (ii)

A 19:20:20, Albert vide le caddie dans la cuisine, puis en sort avec un objet à la main ; il regarde la caméra en se dirigeant vers sa chambre (ou vers la salle de bain) et semble revenir sur ses pas. Il s’adresse alors à nouveau à Maguelone (échange toujours hors-champ) :

Quelques secondes après l’échec de concertation sur la suite des activités, notamment par rapport à la douche, Albert revient vers sa fille en lui accordant (ls. 20-23) un temps minuté (et on utilisant le verbe « laisser », ce qui renforce la position d’autorité du père, et sa capacité à rationner voir à répartir le temps). Suite à un nouveau tour de résistance de Maguelone (l. 25), l’acte de contrôle parental se renforce, et devient un délai ultime (l. 26). Suit un échange auquel nous n’avons pas accès, mais qui, en tenant compte de la réaction d’Albert, semble montrer que la résistance plaintive de la fillette continue. La plainte est cette fois-ci ingénieusement traitée par le père. Les deux ou trois tours oppositifs « pas maintenant » qui, évacuant l’accomplissement de l’activité demandé du temps présent, la postposent, sont proscrits par le père : à travers une formulation, au sens garfinkelien du terme (Garfinkel, 1967[2007]), l’énoncé y a PAS de pas maintenant  (l. 28) constitue les différents tours de Maguelone en un procédé dont on peut rendre compte et que l’on peut évaluer. Si les faits de temps (de lieu, etc.) sont effectués en formulant ou en ne formulant pas, de quel maintenant il s’agit (de quel ici, etc.), dans les foyers familiaux on retrouve de nombreuses productions formulantes de « faits du temps » et de nombreuses évaluations du caractère inadéquat ou erroné des orientations des membres vers le temps présent557.

Pour Albert, le moment présent est guidé par la routine : le « maintenant » énonciatif est l’heure de faire ce que la fillette doit faire et fait d’habitude en soirée, avant le dîner. Entre les ls. 28 et 30 on voit bien comment, dans un même tour, l’adverbe de temps « maintenant » prend deux sens radicalement différents : d’une part comme élément du tour « pas maintenant », cristallisé en tant que pratique, dont on souligne le caractère procédural et intentionnel problématique (de ce point de vue « maintenant » ne fait pas référence « objectivement » à un temps T ou T’) ; d’autre part, comme référence au temps présent, que le père requalifie en se rapportant aux routines de la famille et à leur légitimité implicite.

La formulation proscrivant la pratique de Maguelone est accompagnée d’un account explicatif : entre les ls. 28 et 29 le père rappelle la soirée que Maguelone vint de passer chez une amie (un événement relativement exceptionnel, voir perturbateur ?) et fait du retour rapide au rythme habituel un contre-balancement légitime et compréhensible par l’enfant558. Notons que l’expression « c’est l’heure de » (utilisée à d’autres reprises par Albert), n’a pas l’objectif de déterminer un horaire mais bien plus une texture de pertinences qui englobe généralement une activité particulière vers laquelle s’orienter dans un présent étendu.

Enfin, soulignons que, tel que nous l’avons abordé au chapitre précédent, les deux échanges de mise en place d’une organisation temporelle de l’action sont suivies par des interjections « impulsant » l’action, telles que « allez » et « allez zou »559. D’un point de vue pragmatique, la force illocutoire de « allez zou » est plus importante que celle d’« allez », « zou » marquant généralement un changement radical dans l’état de choses. Or, cette expression renforcée arrive après la concession d’un « sursis » de la part du père : la douche est à prendre dans dix minutes et non pas immédiatement. Ce qui nous fait dire que l’on peut donc impulser non seulement des actions mais aussi plus largement des attitudes, des manières d’interpréter la situation et sa dynamique, bref des manières de s’orienter pratiquement et rationnellement sur le plan spatio-temporel.

Notes
554.

La nature des termes d’adresse est elle aussi soumise au caractère incrémental des échanges organisationnels : plus l’ordonnancement des activités est contesté, négocié, etc. plus les termes d’adresse se « neutralisent » (voir se durcissent) du point de vue de la dimension affective. Ici, à la place du terme affectif « minette » de la première phase de planification de la douche, on trouve le nom propre « Maguelone » dans la seconde phase. Selon Traverso (1996), le système de l’adresse inclut les pronoms d’adresse et les termes d’adresse (appellatifs/noms d’adresse).

555.

On retrouvera des pauses analogues après chaque tour d’injonction du père, ce qui rend compte du caractère systématique des non-alignements de l’enfant.

556.

Nous cherchons encore une définition conceptuelle de la tactique qui consiste à « faire le mort » (tarder ou ne pas répondre, etc.), ainsi que la pratiquent les enfants des foyers observés.

557.

Par erroné nous voulons dire non pas erroné du point de vue de la compréhension mais du point de vue de l’orientation temporelle exigée ou attendue (erreur qui, ainsi que les moyens que l’on se donne pour la corriger, est elle-même essentiellement contextuelle car émergeant, avec ses contours spécifiques, de la gestion pratique et locale de participants en interaction).

558.

Cet aspect du retour au rythme normal après une visite de/chez des amis, est abordé également au chapitre 10 dans une soirée chez les PR (10.2.1.).

559.

La nature incrémentale de ce type d’échange parent-enfant est encore une fois visible, non seulement par le traitement de plus en plus resserré des délais ou par l’identification d’un procédé de résistance mais aussi par l’utilisation qui est faite des interjections et des particules discursives d’entraînement à l’action : « allez » ; puis « allez zou ».