8.2.2.2. « ça fait vraiment longtemps que tu regardes » : évaluations, injonctions et calculs temporels dans la définition de l’activité en cours

Le suivant extrait - analysé en partie dans le chapitre 10 - illustre la combinaison de différents types de repères duratifs dans des évaluations de l’activité passée et encore en cours (activité « jusqu’à présent »560, évaluation qui ne prend pas la place d’une activité principale mais plutôt d’intercalation. Nous verrons aussi que la quantification durative de l’action passée est aussi une qualification, une activité évaluative avec des effets relativement faibles sur la situation présente. L’enfant aîné, et cela reste un cas relativement rare, est invité par le parent à participer à l’évaluation, la mesure et le contrôle (du moins implicitement) des activités des puînés. L’enfant le plus jeune, quand à lui, ne réagira à aucune des injonctions, plus ou moins directes, réalisées par les différents participants.

PR - vendredi 25 mars, 18h47. Arthur et Chloé regardent les dessins animés (hors-champ) alors que Justine travaille à l’ordinateur. Des aliments cuisent dans la cuisine. Le four sonne, Justine se lève pour aller dans la cuisine ; en passant près des enfants, dans son trajet vers la cuisine :

Ext. (i)

Justine annonce depuis la cuisine qu’ils vont arrêter « à la fin de Scooby-Doo ». A 18h48 Simon lit sur le canapé, Arthur regarde toujours les dessins animés (hors-champ) alors que Justine et Chloé se préparent à chercher des cours d’espagnol sur Internet :

Ext. (ii)

Justine et Chloé démarrent et poursuivent l’activité sur Internet, Simon continue à lire sur le canapé, Arthur regarde toujours les dessins animés (hors-champ).

Entre les lignes 1 et 5 on observe une première évaluation temporelle de la part de la mère à propos de l’activité en cours des enfants : l’énoncé « ça commence à faire un grand moment de télévision » est interprété par Chloé comme désignant la fin du déroulement de l’activité, ou en tout cas comme une potentielle menace. Malgré son contour montant et l’aspect inchoatif de l’énoncé, qui attribueraient au tour un caractère d’évaluation désapprobatrice plutôt que d’injonction, Chloé réplique en démarre par la conjonction oppositive mais. Indépendamment des intentions de la mère, la fillette réagit à l’évaluation de a mère en la contrant. L’évaluation « ça commence à » ne marque pas seulement le début d’un nouvel état de choses, mais aussi le début de la fin. Aussi, la description « c’est la fin de » appliquée au dessin animé décrit un point dans un processus, mais s’oppose surtout à la capacité performative du tour de la mère et attribue au processus en question une propriété de continuité561. La fin c’est quelque chose qui dure. Comme on le voit, la manière dont les participants s’orientent vers la dimension aspectuelle de l’action n’adhère pas à la rigidité des descriptions qu’en donnent généralement la grammaire et la sémantique classiques.

Dans la deuxième partie de l’extrait on voit, ls. 15 à 26, qu’une préoccupation modale (liée au volume sonore) offre l’occasion à la mère de redéployer sa préoccupation sur la durée. A la l. 24 on voit que Justine construit une évaluation problématique sur une base de repérages standard, cherchant à pousser dans ce mouvement la participation de Simon. Celui-ci portera en effet son attention sur l’activité, voir sur le bien-être de son jeune frère, comme le montre sa réponse l. 22 et son intervention en fin d’extrait. Mais il ne confirmera pas le minutage donné par la mère, laquelle se réoriente peu après vers l’activité conjointe avec Chloé.

A 19:03:50 :

Ext. (iii)

Justine et Chloé poursuivent l’activité sur Internet ; Simon ne lit plus mais reste sur le canapé.

Justine s’oriente à nouveau (verbalement et corporellement) vers la durée du visionnage de télévision de la part d’Arthur, en thématisant sa préoccupation. Elle ne s’adresse plus à l’enfant de manière directe mais, parle à la cantonade. Plus exactement, elle semble s’adresser (indirectement) à Simon, appelé subrepticement à exercer une certaine autorité et contrôle sur le comportement de son frère cadet. Toutefois, Simon ne réagit pas ; Justine reprend l’activité conjointe avec Chloé. Notons d’ailleurs qu’elle le fait exactement au même moment où elle recycle en partie le tour de début d’extrait (ça commence à faire un grand moment), la télévision ayant été évoquée avant, et avec une connotation à la fois familière et péjorative (téloche).

Ext. (iv)

19:06:37

Ici nous voyons que Justine formule une nouvelle injonction directement adressée à Arthur pour qu’il arrête la télévision (ls. 42-45). Or, comme dans les cas précédents, elle se réengage à nouveau. Justine reprend le terme utilisé l. 22 par Simon (longtemps) pour évaluer la situation, la renforçant (ça fait vraiment longtemps que tu regardes). On pourrait faire l’hypothèse que cette évaluation collaborative vise l’implication de Simon dans le contrôle de l’action. Peu après Simon répond à un appel téléphonique d’Eric qui prévient la famille de son arrivée imminente (cf. chapitre 10, section 10.2.3). Après avoir raccroché, Simon contribue à nouveau à évaluer la situation d’Arthur face à la télévision (cette fois-ci sans que personne ne le lui demande).

Ext. (v)

19:07:36

Dans la dernière partie de l’extrait, on voit que, après avoir raccroché, l’adolescent interpelle son frère cadet pour annoncer le temps qu’il a passé devant la télévision562. Simon renforce ainsi, rétrospectivement, le contrôle parental, ce qui, indirectement, rend problématique ledit contrôle dont il met en évidence le caractère inabouti. Simon évalue et chronomètre la situation, ce qui est peu parlant pour le jeune enfant (qui ne saurait que faire de la valeur mobilisée dans l’énoncé « ça fait deux heures ») et probablement destiné davantage à l’adulte présent. Une autre dimension problématique apparaît : le calcul de la durée par Simon dégage une durée supérieure à celle calculée par Justine vingt minutes avant.

L’intervention de Simon est d’abord alarmante (l. 58), puis nuancée par une auto-réparation (l. 59) ; elle fonctionne comme admonestation, dirigée directement à son jeune frère, et indirectement à la mère. Après y avoir été invité, Simon se positionne donc comme lanceur d’alerte périphérique (mais compétent). Malgré cela, Justine ne réagira que plusieurs tours plus tard à ces alertes de manière à garantir l’arrête l’activité de jeune enfant. En effet, Justine maintient l’orientant corporelle de l’activité Internet avec sa fille.

Notons enfin, du point de vue de l’articulation entre production langagière et manipulations artefactuelles, que deux allumages de lampe interviennent, à des moments charnière, renforçant ainsi le changement de contexte d’activité : lorsque Justine, en allant en cuisine, s’adresse aux enfants pour projeter une fin prochaine de leur activité, puis à la suite d’une nouvelle injonction auprès d’Arthur, au moment de la reprise de l’activité avec Chloé. Dans les deux cas, il s’agit de moments où la situation est qualifiée temporellement, où le contexte d’activité est redéfini. La perte de lumière naturelle comme phénomène continu, devient localement observable par des manipulations et des réajustements matériels de l’environnement qui ponctuent le passage du temps dans la soirée.

Nous aborderons maintenant certains aspects liés aux différentes compétences de calcul et d’appréciation des durées et des références temporelles, question que nous avons abordé sans pourtant mettre l’accent sur la question de la compétence.

Notes
560.

L’expression anglaise so far semble plus adéquate à ce que nous voulons dire.

561.

L’unité du dessin animé est encore une fois rendue pertinente par l’enfant, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent.

562.

Cette durée est evoquée de manière pronominale par Simon, ce qui rend compte de son omni-pertinence.