8.2.4.2 Repères-corps

Le corps est une arène spatio-temporelle de l’agir humain et des phénomènes naturels (Hägerstrand, 1975). Dans notre corpus cela s’est donné à voir au cours de différents échanges, à propos du marquage de l’action (cf. chapitre 7) ou encore de la gestion de la disponibilité (cf. chapitre 9). Cette section aborde un exemple qui rend spécifiquement compte de la façon dont un comportement corporel est évalué dans l’interaction comme ayant une connotation temporelle de ralentisseur, ou de retardateur de la dynamique de la soirée. Il s’agit de la fin de la séquence d’aiguillage vers la douche, et de la négociation, entre Albert et Maguelone RAF, dont nous avons vu les différentes phases successives (d’abord entre Thomas et Maguelone puis entre Albert et Maguelone). L’extrait commence une dizaine de minutes après la séquence Albert-Maguelone, au moment où Thomas revient de la douche.

RAF - 12/05/05 – 19:38:13 : Maguelone regarde la télévision, allongée sur le canapé. La porte du salon s’ouvre, et Thomas apparaît en disant :

D’abord Maguelone s’aligne sur la nouvelle dynamique d’activité : elle descend promptement du canapé dès que son frère regagne (douché) le salon : ls. 1-3, avant même que le père n’intervienne. En effet, le père suit de près le « relais des douches »582 : il rejoint les enfants dans le salon, et formule deux tours injonctifs à l’adresse de sa fille (ls. 4 et 6), qui est déjà en train de quitter le salon. Les directives paternelles à ton tou:r puis c’e:st MAINtenant pointent le fait que, suite à la postposition réalisée peu avant, le moment de la douche est arrivé. Les injonctions s’intensifient d’un tour sur l’autre et produisent dans leur ensemble une série d’éléments qui marquent un processus de suivi des activités de Maguelone.

Néanmoins, une fois l’attention d’Albert tournée vers Thomas et vers la télévision comme activité problématique, Maguelone suspend sa démarche vers la salle de bain, et en quelques secondes, elle assume à nouveau une position de type « station debout » (ls. 8-15). Elle se réinstalle. C’est du moins comme cela qu’Albert interprète le repositionnement : l’accoudement, la glissade des pieds vers l’avant et le regard tourné vers l’écran allumé sont un faisceau d’agissements corporels évalué en tant que prolongement indu du temps de l’activité « télé ». Et, par conséquent, en tant que nouvelle postposition la douche !

Albert gronde sa fille en l’enjoignant d’aller faire ce qui a été accordé, sans plus tarder ; mais avant même l’admonestation verbale, c’est une admonestation corporelle qui est réalisée et à laquelle se plie la fillette. En effet, entre les ls. 17 et 19 on voit une réponse corporelle de la part de Maguelone à une première injonction, corporelle elle aussi, de la part du père : regard fixe d’admonestation, contact sur le corps de la fillette puis rapide pointage vers le couloir/salle de bain. Bien que Maguelone soit déjà en train de se relever, le père formule un ultimatum : c’est immédiat / je te dis\. Ce tour est prononcé avec une prosodie et une emphase particulière, il est articulé à un regard toujours fixé sur l’enfant (comme pour éviter une nouvelle dérobade de celle-ci), et à un geste de pointage vers la salle de bain. Cette dernière injonction verbale construit une modalité temporelle sans équivoque, renforcée par le fait que le père constitue l’ensemble du tour en un rappel : je te dis vient marquer que maintenant était déjà une attente d’accomplissement immédiate.

Comme on le voit, le degré d’urgence et d’immédiateté de l’action à venir ne dépend ni du temps standard (un horaire fixe), ni du simple bien vouloir des participants mais résulte dynamiquement de la manière dont ceux-ci gèrent les temps de l’action.

Avec cet extrait, dans sa continuité avec sa première partie, nous pouvons relever aussi le fait que le caractère révocable des routines se négocie différemment selon les participants mais aussi selon les moments.

L’importance des ressources incorporées dans la gestion de la vie quotidienne est grande, et ce au-delà des différents systèmes de pointage et d’échange de regards. Un certain positionnement, une certaine tension ou relâchement du corps, une certaine orientation dans l’espace, sont des éléments qui participent de l’interprétabilité du contexte dans la mesure où, notamment à certains moments de la journée (pendant des phases particulièrement délicates comme celle explorée ici), ils deviennent des repères temporels.

Les exemples de la section suivante montrent que lorsque les participants mangent, leurs corps peuvent exhiber des comportements évaluables et susceptibles d’être sanctionnés par autrui. Manger ou boir sont des activités corporelles, culturelles et soumises à l’ordre socio-temporel du foyer.

Notes
582.

Il est dans la cuisine lorsque Thomas donne le « feu vert » à sa sœur ; Albert accuse réception de ce que dit le garçon (par un léger signe de la tête) et immédiatement après se déplace dans le salon.