8.3.1. Une distribution dans l’environnement : les donneurs de temps écologiques

Du point de vue des logiques sous-jacentes, l’extrait du yaourt montre deux logiques qui se confrontent : la logique de Simon, basée sur la prégnance de l’unité « pot de yaourt » (tant qu’il reste de la substance et que l’on peut exhiber qu’on la consomme on est légitimement engagé dans l’activité) et celle de Justine, basée sur des connaissances de sens commun, compatible avec celle de Simon dans une certaine limite de temps (au-delà d’une certaine durée on n’est plus légitimement engagé dans l’activité). C’est en tenant compte de ces aspects empiriques de l’organisation des activités que les objets du monde peuvent être abordés autrement que comme des signaux, ou des « aide-mémoire » individuels, et qu’ils peuvent nourrir les réflexions sur le sens commun, sur la cognition distribuée et sur les questions d’acceptabilité et de normativité sociale. Or, tous ces processus ne peuvent avoir lieu que parce qu’un travail langagier et signifiant est constamment réalisé.

Les habitants des foyers s’orientent vers la légitimité, l’attrait et, plus généralement, les potentialitésoffertes  par les objets « à toutes fins organisationnelles ». La technologie et les objets les plus banals sont exploités aux fins pratiques de l’organisation des activités qu’ils supportent. Ainsi, ils opèrent en tant que donneurs de temps (Amphoux, 1988) de l’action présente, et contribuent à la structuration de l’action à venir, ou encore à l’évaluation rétrospective d’actions passées. Les moments et les épaisseurs temporelles que marquent ces donneurs de temps sont des ressources fondamentales pour réaliser des calculs et des rationalités pratiques au quotidien.

Dans tous les cas, les donneurs de temps exhibent une durée prévisible, partagée et empiriquement reconnaissable et marquent des frontières temporelles endogènes, c’est à dire propres aux activités dans laquelle sont engagés les acteurs. Il est possible que le fait que les foyers de notre corpus soient composés de jeunes enfants dont l’apprentissage du temps standard est en acquisition, rende particulièrement visibles ces phénomènes. Les donneurs de temps technologiques ne sont pas simplement livrées par la technologie et les objets, sur la base de scripts : c’est parce qu’elle est mobilisée dans les pratiques, produite par les usages, que la matérialité peut fournir des unités pratiques de mesure. A la fois flexibles, prévisibles, et publiquement disponibles, les donneurs de temps ne sont pas de même nature. Certains objets sont classiquement abordés comme des objets qui passent, des objets temporels – les mélodies, les films ou les émissions de radio – dans la mesure où ils sont constitués par le temps de son écoulement (ce qu’E. Husserl nomme un flux). Comme toute image-récit, nécessairement déployée dans le temps, le dessin animé télévisuel non seulement véhicule un contenu mais il façonne aussi le temps, contribuant à sa structuration. En tant que séquence audiovisuelle, le dessin animé est à la fois une ressource et une contrainte pour les participants : puisqu’il fonctionne comme créneau prédéfini, il permet d’une part une attribution temporelle stable correspondante à la durée de l’activité de visualisation et, d’autre part, exige une acceptation de frontières plutôt figées et peu négociables.

Nous avons vu que l’on négocie tantôt le nombre d’unités (chanson, dessins animés, ou tartines), tantôt leur durée (« c’est maintenant », « tu prends un peu de temps »). Si la temporalité des flux et des contenus provenant d’artefacts émetteurs ou lecteurs, comme la télévision, impose un rythme d’écoute et de « lecture » plus contraignants, la flexibilité de la durée de consommation d’un aliment est relative : à l’instar de la lecture d’une histoire qui peut être réalisée par des participants différents et à différents rythmes, le yaourt peut être mangé plus ou moins rapidement, mais pas indéfiniment.