8.3.3. Calculer, temporaliser : des opérations « existentielles »

En cherchant à organiser leur vie quotidienne, les participants s’engagent dans un accomplissement continu et plus ou moins collaboratif de visions partagées des actions en cours et de leur dynamique. Un common ground temporel est ainsi constamment produit et (re)négocié dans l’interaction, mobilisant des répertoires lexicaux et pragmatiques divers : des déictiques tels que les localisations séquentielles avant/après, les duratifs de type depuis/jusqu’à, les marquages de succession comme dès que, etc. ; des injonctions, des annonces, etc. mais aussi des opérations cognitives –tels que des segmentations et des calculs temporels relativement complexes- qui implique du langagier mais aussi du matériel. Nous avons vu que les objets dans l’espace servent non seulement comme aide-mémoire, comme indices visuels pour l’action individuelle (Kirsh, 1995)590, mais qu’ils participent également à des schémas actionnels pratiques plus larges. Nous avons souligné que les objets et la technologie ne sont pas traités comme ayant une existence autonome, ni comme des artefacts remplissant simplement une fonction donnée, mais comme des éléments qui, à certains moments et selon des contingences et des besoins particuliers, intègrent une infrastructure propre à l’agir ordonné du foyer, une infrastructure organisationnelle émergente.

La journée a été déjà décrite comme infrastructure de la communauté (par M. Douglas, 1991, notamment) ; de ce point de vue, les temps d’utilisation de technologies domestiques, par exemple, est matériellement et symboliquement délimité par d’autres cours d’action constitutifs du déroulement d’une journée ordinaire (ou d’une matinée, d’une soirée, etc.) dans lequel s’inscrivent les usages. La journée est elle-même divisée en phases, celles dont parlent aisément les parents au cours des entretiens, celles que l’on rend pertinentes dans l’interaction entre adultes et enfants, bien que, dans ces dernières, les opérations calculatoires et les mesures pratiques abondent, alors qu’elles sont absentes des entretiens. C’est que dans l’expériences in situ, dans les transactions avec autrui et avec le monde, les phases et les routines sont à accomplir, et non pas à décrire, qui plus est à accomplir de concert avec des participants dont les orientations pratiques, les compétences interprétatives, les besoins et les intérêts ne sont pas nécessairement convergents. Poussé par les adultes, l’ensemble des habitants se voit massivement engagé dans des processus pratiques d’enquête, par lesquels il donne une forme qualitative à l’expérience, notamment pour en faire une expérience commune, partageable et coordonnable dans le temps et dans l’espace.

Dans la perspective de Dewey (1967), le jugement ordinaire et les propositions quantitatives jouent un rôle crucial dans le processus de l’enquête : les quantifications de sens commun (peu-beaucoup, grand-petit, un brin, etc.), constituent des quantifications rudimentaires qui donnent une forme qualitative à l’expérience, et impliquent des comparaisons et des « moyen-conséquence ». En fait, toute comparaison tient de la mesure. Ainsi, les objets doivent être réduits en « parties », en éléments pouvant être traités comme du même genre afin de les « mettre par paires » pour pouvoir les comparer (ibid. : 282). Dans une situation, si beaucoup devient combien, alors la mesure ou la comparaison est définie par le comptage et l’addition d’unités.

Comme le soulignent aussi bien d’autres travaux, les mesures sont intermédiaires et instrumentales ; autrement dit, la mise en correspondance de toute forme est l’opération fondamentale de toutes les propositions dans lesquelles apparaît la détermination quantitative ayant une référence existentielle. A propos des opérations existentielles appliquées dans les comparaisons-mesures, Dewey pointe le fait que, dans le sens commun, elles prennent la forme (évidente) de l’activité de marquer, en même temps que celle de juxtaposer et de superposer. Ainsi, les symboles doivent être dits ou écrits. Il n’ont pas d’efficacité physique en eux-mêmes. Compter, nous dit-il, est une opération aussi existentielle que chanter ou siffler (Dewey, 1967). Et une opération, ceci est important, qui doit produire une nouvelle situation.

En ce qui concerne l’environnement matériel ou « strictement physique », et suivant les enseignements de Dewey sur l’incorporation culturelle (dans une « matrice ») de la dimension spatio-matérielle, nous pouvons souligner que la dimension temporelle de l’expérience domestique n’est pas le simple résultat de la succession des évènements et des « prédictions inférentielles » qui s’en suivraient : comme toute interprétation, le raisonnement temporel est une affaire d’ordonnancement(Dewey, 1967) et de causalité soutenue par un constant travail de conceptualisation (catégorisations, classifications, généralisations, etc.) et de normalisation (dimension morale/normative), de socialisation et de domestication.

L’idée deweyienne selon laquelle les conceptions et les principes qui servent à mesurer ou à évaluer la conduite et les relations morales sont de la même espèce que ceux qui servent à mesurer et à évaluer des objets et des évènements, nous a confortés dans le but de décrire des procédés interactionnels indigènes de structuration temporelle. Nos analyses montrent que la temporalité, ou plutôt la spatio-temporalité, n’est pas ce que nous mesurons mais le résultat des mesures et des objectivations réalisées de manière située. On retrouve là les propositions faites depuis plus de vingt ans par un certain nombre de courants et d’auteurs selon lesquels la préparation, l’accomplissement et la signification de l’action sont répartis entre objet, acteur et environnement591.

Notes
590.

Dans cet article, Kirsh met d’ailleurs en relief l’importance du timing, ou, plus spécifiquement, l’importance de disposer au bon moment des informations pertinentes.

591.

Cette idée, développée notoamment par la cognition située et la cognition distribuée, exerce une certaine influence sur les sciences du langage, et plus particulièrement sur la sémiotique : on est passé de la sémantique des objets de Barthes (centrée sur les aspects communicatifs et symboliques des objets) à des analyses qui croisent leurs caractères esthétique, fonctionnel, communicatif et praxéologique. Rappelons à ce propos les travaux de Baudrillard (1968) sur la dimension fonctionnelle des objets en tant que ‘système’ permettant à l’individu de s’associer dans une intégrité existante. Le niveau de l’utilité primaire des objets est dépassé pour en aborder la fonctionnalité secondaire qui transforme un objet en élément de jeu, de combinaison, de calcul dans un système universel de signes. Ainsi, l’objet dans le monde n’est plus abordé indépendamment de son support sensible dans les pratiques (le corps en mouvement), ni plus dissocié de toute sémiotique des cultures (Zinna, 2005).