Conclusion

Dans la gestion des transitions, à différentes échelles et selon des portées multiples, des procédés interactionnels tels qu’attirer l’attention d’autrui, ouvrir des séquences d’échange, induire une certaine interprétation du contexte, établir et faire respecter un planning, souligner le caractère attendu d’une séquence d’actions, etc. permettent de manier et de faire manier le temps de l’action. Manier, et maitriser le temps, ne veut pas dire chronométrer mais configurer des repères et des durées d’activités, projeter des attentes sur un certain ordre. Afin de maintenir l’accountability des activités en cours, les participants les situent temporellement, produisant et consolidant à leur tour un certain ordre temporel et spatio-temporel. Tout procédé organisationnel déployé dans l’interaction est nécessairement ancré dans un environnement dont les composants, ensemble avec les patterns d’interaction qui prédominent, le contraignent et le modifient.

Outre les annonces ou les directives, des « instruments-base » de l’organisation familiale et domestique, les agencements et les arrangements matériels dans l’espace constituent aussi des signes de l’initiablité ou de complétude d’une activité. Régulièrement agencés, segmentés, disposés ou pré-disposés dans des scénographies particulières, certains objets sont rendus saillants par les parents à des moments spécifiques de la journée et de telle façon à développer chez les enfants des orientations temporellement adéquates à partir de la simple perception desdits objets. Mais le caractère directement perceptible ne garantit pas que tous les membres s’y engagent de la même manière, ni que tous y voient les mêmes affordances.

Différents niveaux et différentes modalités de contrôle et de suivi sont exercés. Dans les espaces collectifs, le contrôle des activités concerne en grande partie l’accès aux médias et le temps d’utilisation de ceux-ci. Le suivi est principalement destiné à éviter des incidents ou des accidents, et à s’assurer que l’activité dans laquelle sont engagés les enfants se déroule bien ; parfois, ce dernier point concerne la vérification du déroulement tout court : sans la surveillance, sans le suivi des parents, un certain nombre d’activités demandant la participation des enfants, ne démarrent tout simplement pas, ou démarrent sans atteindre un rythme de croisière satisfaisant. Le suivi occasionne des actes de contrôle sur le déroulement mais aussi, selon les contextes, sur la fin de l’activité en cours (et/ou sur le début de la suivante). Ainsi, la temporalité dans les foyers concerne des initiations et des clôtures mais aussi des zones grises, des zones interstitielles où le suivi est primordial. En cela, la temporalité domestique est distribuée au-delà des frontières nettes d’initiation et de clôture de l’action.

Les acteurs identifient toute sorte de moyens de création d’ordre à travers des raisonnements vernaculaires et des procédés interactionnels qui s’appuient sur les usages et la matérialité, les configurant à leur tour. La temporalité dans les foyers est donc distribuée entre acteurs et ressources divers, entre appuis circonstanciés ou appuis conventionnels. Mais cette distinction ne peut être faite a priori. S’orienter vers des objets en tant que repères indiciels du temps de l’action c’est une affaire pratique autant qu’une affaire d’éducation et de socialisation. Si les affordances sont des propriétés du monde, et reflètent les relations possibles entre les acteurs et les objets, les conventions, au contraire, sont arbitraires, artificielles et apprises. Une tartine prête doit être mangée ; ce n’est ni symbolique ni conventionnel, mais il paraît légitime de se poser des questions à propos de la place de la socialisation : malgré leur caractère non-symbolique, les affordances ne sont pas nécessairement « déjà-là » mais semblent appréhendées, prises et apprises en action, pointées comme des éléments indiciels à travers un travail interprétatif et interactionnel promu par les parents, avant de devenir des propriétés actionnables entre le monde et les individus. La cognition temporelle, si l’on peut avancer cette formulation, est distribuée dans des collectifs ainsi que dans des dispositifs et des dispositions matériels, et paraît indissociable de la dynamique des processus d’apprentissage.

Les relations ainsi établies entre action et espace-temps, leur propriétés d’ordre, ne sont pas uniquement des structures formelles mais sont imprégnées de normativité : sans la dimension morale et normative on ne pourrait du reste pas faire d’évaluations (mais seulement des calculs). A contrario les marquages, segmentations, qualification ou planifications font sens et sont donc opératoires. Dans cette optique, la notion de qualcul pourrait ouvrir des pistes de réflexion sur la manière d’aborder l’espace domestique depuis une perspective de conception technologique. Si les modifications de certains paradigmes technologiques demandent de repenser les formats de l’interaction sociale, elles exigent aussi de réfléchir aux conséquences sur les pratiques, avérées ou potentielles, de la structuration temporelle des actions sociales.

L’étude des formes de l’interaction et de la participation et aussi importante que celle portant sur les orientations temporelles des participants. De ce point de vue, les donneurs de temps permettent d’articuler les deux, en les ancrant praxéologiquement dans l’environnement.

Nous avons montré que fabriquer l’activité collective de manière ordonnée et intelligible exige des parents une implication et une disponibilité relativement importantes. Dans bien d’autres cas, les adultes orientés vers une activité individuelle, s’engagent malgré eux dans des activités de contrôle vis-à-vis du ou des enfants qui les sollicitent. Les procédés mobilisés par l’adulte consistent alors à préserver sa propre activité face à ce qu’il traite comme plus ou moins interruptif, disruptif, bref temporellement inadéquat. Au chapitre suivant nous verrons quelques unes des stratégies de gestion des sollicitations. Bien que nous en ayons traités quelques aspects au cours de ce chapitre, le prochain portera plus spécifiquement sur la question de la disponibilité et de l’imbrication entre travail parental et travail domestique.