9.1. L’imbrication du travail parental et du travail domestique

Chez les familles occidentales contemporaines à double revenu, les journées, en particulier les matinées et soirées de la semaine, sont extrêmement denses sur le plan actionnel, interactionnel et organisationnel. Le soir les adultes, en particulier celui qui rentre en premier à la maison après le travail, doivent s’occuper en même temps des enfants et des tâches domestiques, ce qui implique, pour le parent organisateur, des pratiques de contrôle du déroulement des activités d’autrui, des siennes propres et des flux matériels dans le foyer. Or, la question de l’organisation de la vie familiale à la maison n’est pas uniquement une affaire de gestion, mais aussi une affaire inter/actionnelle, interprétative et morale, dans la mesure où différents degrés de disponibilité et de sollicitude, ainsi que les besoins et le « bien commun » (par opposition à des activités dyadiques, par exemple), sont régulièrement convoqués, ajustés, négociés.

A l’instar des reconceptualisations pragmatiques comme celle de M. Douglas, qui appréhende le foyer comme un « espace sous contrôle » (Douglas, 1991), nous prêtons une attention particulière à l’action coercitive qu’exerce la famille sur l’espace-temps, aux « patterns d’activités réguliers » et aux « structures dans le temps » sur lesquels se fonde l’organisation domestique. Or, et c’est un point central, ces patterns ne vont pas fondamentalement de soi : ils sont toujours à accomplir et à stabiliser au sein des foyers, notamment au sein des foyers familiaux avec enfants. Il s’agit donc d’étudier les régularités en train de se faire, délinées par des configurations spatio-temporelles particulières, et les délinéant à leur tour. Cette réflexivité (au sens ethnométhodologique du terme), articulée au caractère indexical et à l’accountability de l’action, permettent d’aborder également le care 592 , et le care parental en particulier, en tant que pratique située593. Ces dernières traitent le « temps du care parental » (ou encore le travail parental ou le temps parental)594 en termes de « être avec », « s’occuper de », « garder » les enfants, ce qui réduit des pratiques sociales complexes à des oppositions binaires : « être avec/être à la maison » vs. « ne pas être avec/être ailleurs », par exemple. Mais, que signifie « passer deux heures/le soir/etc. » avec son enfant ? Ces temps sont-ils homogènes de point de vue de l’expérience ? Suffit-il d’être dans le même espace pour « être avec » ? (et inversement, ne pas partager le même espace signifie-t-il nécessairement « ne pas être avec »). On pourrait démultiplier à l’infini ce type de questions, tant le poids de la « partition assumée » dans les enquêtes Emploi du temps595 est grand, qui sépare de manière étanche temps de soin (comme temps monofocalisé sur l’enfant), temps des/avec les autres (ou « pour soi »), et temps des « tâches ménagères ».

Au-delà de la vaste littérature sur le travail domestique non rémunéré596, les interactions sociales au sein du foyer, et plus spécifiquement les ancrages pratiques, langagiers et spatio-temporels du care parental comme action située, restent peu explorés. Parmi les conséquences de cette insuffisance, on peut souligner que les cadres de participation des activités parentales et des interactions adultes-enfants restent généralement schématisés (modèle dyadique), ses contextes écologique et matériel négligés, et ses temporalités spécifiques délaissées. Pourtant, pour des auteurs comme Paperman (2008), le temps est précisément le révélateur des conditions d’accomplissement du care, et donc le moyen d’en politiser la notion. Les modes de gestion pratique et (spatio-)temporellement située que déploient les parents face aux sollicitations des enfants est une entrée heuristiquement valable pour aborder les orientations des acteurs (parents et enfants) vers l’ordre du domestique en tant qu’ordre à la fois pratique, moral et relationnel, ce qui devrait contribuer à la réintégrationd’activités et de compétences ordinaires dans les théories scientifiques et dans les politiques publiques (ibid.).

Notes
592.

Pour toute précision sur cette notion, cf. le chapitre 2, section 4.3.3. (« Apports de la sociologie du care : action, soin des autres, genre et moralité dans le foyer »).

593.

Cette approche reste marginale en sciences sociales, le travail et les compétences parentales étant généralement abordées à travers des comptes rendus post hoc et/ou à travers des études statistiques. C’est notamment le cas des enquêtes de type « time-budget » (cf. annexe 4) ou emploi du temps/allocation du temps, en France.

594.

Ces méthodes se révèlent inadéquates à l’étude des dynamiques et des détails des interactions, mais présentent un intérêt en ce qu’elles montrent des régularités dans la distribution temporelle et sociale d’un certain nombre d’activités. Les résultats de ces études, notamment le fait que les femmes assurent toujours une grande majorité des « tâches domestiques », dessinent des tendances confirmées ensuite comme persistantes (Brugeilles et Sebille, 2009). Par ailleurs, en 2000, la Direction des études du Ministère du Travail (Dares) et du Service des Droits des femmes et de l’égalité, parle de ce noyau dur en termes de travail parental : pour le Groupe Division Familiale du Travail-GDFT, associé à l’étude ministérielle, la durée moyenne du temps parental correspond à un mi-temps professionnel ; le surtemps professionnel des pères et le surtemps parental des mères seraient des effets de genre jouant sur la durée des tâches parentales dans les couples, effet nivelé chez les familles monoparentales (Barrère-Maurisson et Rivier, 2002).

595.

Merci à Carole Gayet-Viaud de m’avoir éclairée et d’avoir systématisé cette idée. Merci aussi d’avoir attiré notre attention sur le fait que cette partition influence fortement non seulement les connaissances en sciences sociales, mais aussi les politiques publiques.

596.

Dont l’importance économique et sociale, ainsi que les effets aliénants sur les femmes, ont été mis en lumière de manière éclatante, jusqu’à à refonder la pensée féministe au XX siècle.