9.2. Se rendre indisponible face aux sollicitations des enfants. Un temps préservé

Nous montrons ici, à travers quatre extraits vidéo, comment les parents, dans leur stratégie de mise en indisponibilité individuelle, tantôt priorisent le bien commun, tantôt, dans une moindre mesure, invoquent leur non-présence. Les extraits vidéo sont analysés afin de montrer que les parents délimitent leur disponibilité vis-à-vis des demandes formulées par les enfants par rapport à leur adéquation organisationnelle, c’est à dire par rapport à la manière dont ces demandes s’ajustent -ou pas- au déploiement routinisé de la vie familiale. Sur ce point, rappelons d’ailleurs les propos de Justine PR, lors de son entretien pré-enregistrements, relatifs aux emplacements possibles des caméras :

‘(à propos de ses activités de préparation des repas en cuisine)
J.R. : Enfin à mon avis parce qu’il s’y passe beaucoup de choses quand même parce
que…
T.T. : Par exemple ? A quoi vous pensez ?
J.R. : Heu… Quand je prépare le repas, je peux être, je peux être mobilisée par les
enfants qui viennent à tout moment quoi. C’est ça que je veux dire, mais… parce qu’on
mange là aussi souvent quand même.
T.T. : Et donc ils viennent ou ils vous appellent de l’autre pièce ?
J.R. : Chloé, elle appelle, mais là j’essaie de mettre en place que ce soit eux qui viennent
parce que sinon, c’est pas une solution donc elle vient en fait, ils viennent. Même
Arthur il vient, ils viennent… donc voilà enfin.
Justine R., entretien 15/11/04 (TT et NLV)’

Justine est incitée par l’enquêteur à donner des exemples sur la densité des choses qui se passent dans la cuisine (présentée comme « endroit stratégique » pour cette raison). L’interviewée rend compte du fait que, au moment de la préparation du repas, les sollicitations de la part des deux plus jeunes enfants sont des situations courantes et potentiellement problématiques. Ensuite elle fait part à l’intervieweur de ses tactiques de gestion des sollicitations : « j’essaie de mettre en placeque ce soit eux qui viennent ». Les données vidéo montrent des phénomènes convergents avec ce que dit Justine ici, bien que les détails et les variantes propres aux procédés de contrôle et d’évaluation déployés en situation ne soient visibles qu’à travers l’analyse du corpus. Ces procédés opèrent des transformations de mode (key) et de cadre (Goffman, 1974), des reconfigurations publiques du type d’activité dans laquelle (ou dans lesquelles) on est engagé, avec un impact sur la présence et la disponibilité physique et interactionnelle.

Le caractère plus ou moins problématique d’une situation ou d’un comportement peut être donc étudié selon le degré d’adéquation d’une situation ou comportement donné avec l’organisation globale de la maisonnée, notamment à la lumière des procédés de préservation de leur propres cours d’action mis en œuvre par les parents. Organiser la vie quotidienne implique d’intervenir sur les activités des autres membres, mais aussi de préserver sa propre activité des interventions d’autrui. C’est en tout cas un enjeu important pour les parents, en particulier pour les mères. Nous aborderons ce phénomène à travers quatre extraits mettant en lumière la gestion de séquences de sollicitations des enfants de la part des mères dans les deux foyers du corpus.

Les trois premiers extraits que nous étudierons dans ce chapitre montrent comment Justine PR attribue aux sollicitations de ses enfants différents degrés de recevabilité vis-à-vis de l’activité dans laquelle elle est – pleinement ou embryonnairement – engagée. Le deuxième et le troisième extraits se distinguent dans la mesure où ils illustrent la manière dont on mobilise en particulier le diner comme activité et préoccupation collective, à laquelle s’attachent des attentes particulières. Le quatrième extrait, enfin, illustre les tentatives de Christine RAF de créer une absence praxéologique (ou une non-présence), un espace-temps préservé des sollicitations des enfants (réelles et potentielles) afin de travailler à la maison.

Toujours à travers des analyses séquentielles multimodales, ce chapitre montrera donc différentes stratégies dans la gestion des sollicitations et de la disponibilité, en particulier en soirée, pointant le balancement entre sollicitude et indisponibilité : on verra que sollicitude et sollicitation, disponibilité et indisponibilité, contrôle et partage, ne sont ni des paires oppositionnelles, ni des dispositions psycho-sociologiques constantes et univoques. Le caractère plus ou moins interrupteur des sollicitations sur l’activité de l’adulte, le caractère plus ou moins adéquat des activités partagées entre adultes et enfants, ou encore l’acceptabilité des activités, sont des accomplissements et des orientations situés qui relèvent d’équilibres et de jugements à découvrir dans l’interaction et dont la récurrence (et non pas la « répétition ») permettent de produire des rythmes communs, des normalités temporelles et des orientations communes vers l’espace habité et vers la communauté habitante.