9.2.1. Préserver son cours d’action à travers une mise en indisponibilité

Au cours de la soirée, les enfants sollicitent beaucoup le ou les parent(s) présent(s) : c’est le moment des retrouvailles adultes-enfants après l’école et le travail, mais aussi la phase de la journée où un nombre important de tâches doit être assuré en peu de temps par le ou les adultes présents (notamment le triptyque bains-dîner-coucher)597. Ces sollicitations posent un certain nombre de problèmes pratiques, et interrogent la question de la sollicitude au sein de la famille.

Certains auteurs travaillant sur le care ont pensé celui-ci plus comme une éthique que comme un ensemble d’actions et de responsabilités. Le courant de l’éthique du care distingue deux morales : une masculine fondée sur l’impartialité - ou la justice - et une féminine - que Gilligan (1982) reconnaît autant chez les hommes que chez les femmes - fondée sur la sollicitude et le soin. Ainsi, sur la base de la morale féminine, une mère serait immédiatement sollicitée à soigner ou à s’occuper de son enfant. L’éthique du care (ethics of care) a été introduite en France en tant qu’« éthique de la sollicitude »598. Ces notions ont l’intérêt indéniable de reconnaître et valoriser des dispositions particulières, mais aussi de mener une critique des conséquences sociales et de genre, de celles-ci. Nos données montrent que, malgré cette idée intéressante de la sollicitude comme morale féminine, les mères ne sont pas dans des dispositions de sollicitude permanentes et figées : comme le proposent certains travaux de l’éthique du care, d’ailleurs, la relation singulière prime sur l’action impérative, car il ne s’agit pas de répondre à toute sollicitation, mais bien d’y être attentif.

La soirée implique comme nous l’avons évoqué plus haut, de nombreux ajustements et régulations de besoins, attentes et responsabilités des différents membres, parfois divergents entre adultes et enfants. L’extrait suivant montre le développement interactionnel d’une sollicitation de Chloé PR auprès de Justine (prise dans les activités de rangement post-dîner).

PR - mercredi 23 mars 2005, 19:39. Les trois enfants viennent de terminer le dîner (alors que Justine attend Eric pour une soirée chez des amis). Dans le salon, Simon joue à l’ordinateur tandis que Chloé lit une histoire dans un magazine pour enfants, dont un des personnages se nomme Tante Roberte. Justine de son coté, prend un plateau et va vers la cuisine :

Justine poursuit le rangement ; dans le salon, Chloé et Arthur jouent sur le canapé et Simon à l’ordinateur. Quelques secondes après Justine va dans le salon où la fillette lui montre la BD. Bref échange sur la « chute » de l’histoire, puis Justine annonce aux deux jeunes enfants qu’elle va préparer leurs bains, et part vers la salle de bain.

Chloé sollicite Justine en l’appelant (l. 1), ouvrant une séquence d’interpellation/réponse (summons/answer)599 à laquelle la mère répond positivement (l. 2) ; ceci ouvre le canal pour un engagement mutuel. Or, malgré la disponibilité conversationnelle dont rend compte la dimension verbale du retour, celui-ci est produit alors que Justine est en train de quitter le salon pour aller dans la cuisine, un plateau à la main. De ce fait, lorsque Chloé lui demande de regarder quelque chose sur la revue600, son interlocutrice est déjà loin, hors du champ visuel qui le lui permettrait. L’ouverture du canal interactionnel ne fonctionne pas de manière standard ici, car la mère ne s’oriente ni corporellement ni verbalement vers la revue de Chloé, laissant sans suite le troisième tour, l’injonction/demande regarde. Mais, après une pause assez longue (de presque deux secondes, l. 6), la fillette reprend l’activité interactionnelle racontant une partie de l’histoire. Avec une prosodie montante en fin de tour (l. 8-9), elle exhibe qu’il ne s’agit là que d’un première partie et qu’une chute, au sens d’une résolution de l’histoire est à attendre601. Depuis la cuisine, Justine se constitue en auditoire de la narration de Chloé (l. 11), et toutes deux soutiennent pendant un moment une activité et un cadre de participation sur deux espaces distincts, reliés physiquement602 mais aussi interactionnellement par un effort conjoint (voix plus élevées, sur-descriptibilité de la chose narrée, etc.) que le partage de l’activité et la participation de Justine à celle-ci se fassent entre deux espaces distincts (salon et cuisine) par le biais du passe-plat que l’on voit à droite sur les images. Entre les lignes 2 et 28, l’échange se déroule sans remise en cause de ce cadre partagé et de manière plutôt collaborative, bien que la mère réalise d’autres taches en même temps, dans une participation non exclusive ou focalisée, et sans orientation physique, visuelle ou corporelle vers son interlocutrice (d’ailleurs, Chloé prend en charge le déroulement de l’interaction plus activement que Justine, cf. par exemple les tours de réinitialisation ls. 8 ou 30 suite à des pauses potentiellement clôturantes).

Notes
597.

Dans les deux foyers que nous avons observés et analysé en détail, les soirées se déroulent, du moins pour une bonne partie (entre 17h00 et 19h30, disons), sous la responsabilité de la mère dans un des foyers, et du père dans l’autre.

598.

Ce courant, qui se penche sur la genèse des normes morales face à la souffrance et/ou aux besoins, notamment dans les liens familiaux et dans les premières relations de soin, distingue deux morales : une masculine fondée sur l’impartialité - ou la justice - et une féminine - que Gilligan reconnaît autant chez les hommes que chez les femmes - fondée sur la sollicitude et le soin.

599.

Rappelons que les séquences interpellation-réponse sont des pré-séquences, ouvrant donc à une suite, à un nouvel enchainement de paires adjacentes, par exemple. Les séquences interpellation-réponse complètes (Schegloff, 1968, 2002a et 2002b) impliquent a minima trois tours de parole ; ici le troisième tour étant l’injonction/demande de Chloé re gar de.

600.

Ce troisième tour, qui ouvre sur la nouvelle activité -donnée comme le motif de l’interpellation- vient compléter la séquence conversationnelle, mais échoue sur le plan de l’activité, donc de l’interaction.

601.

Dans cet évènement de littératie (Tannen, 1982), la manière dont le récit s’organise, grâce à des compétences particulières, pointe le fait que la socialisation à la littérature, à la littératie et à la narration fait partie de la socialisation langagière et pragmatique (Ochs & Schieffelin, 1984).

602.

Dans cet appartement cuisine et salon sont reliés par une ouverture (passe-plat). Beaucoup d’interactions verbales ont lieu plutôt aisément entre ces deux espaces.