9.2.2.1 Production explicite de priorités. L’exemple du scénario « à problème »

Une des manières de marquer à la fois la sollicitude et l’indisponibilité est d’expliciter la situation. L’extrait suivant, qui concerne l’expression de besoins alimentaires des enfants, provenant de ceux-ci ou promue par la mère, pointe des ressources argumentatives différentes à celle convoquées face à la demande de partage ludique ; aussi, on observera une construction de la priorité actionnelle basée sur la mobilisation du dîner comme activité nécessaire et souhaitable au bien-être de l’ensemble du groupe familial. Au-delà de ce que l’on pourrait appeler la problématique des dilemmes actionnels, l’extrait partage aussi des éléments spatio-temporels et matériels avec la situation décrite précédemment.

PR - mardi 22 mars 2005, 18h34. Justine est rentrée peu avant avec Arthur qui, dans le salon, s’installe avec Chloé pour regarder la télévision. Chloé demande du pain plusieurs fois à sa mère, elle accède à la requête mais demande aussi d’« attendre ». En cuisine Justine boit un verre d’eau, en propose aux enfants, allume un fourneau (vitro-céramique) puis va dans le salon.

CHL répond positivement à la question de JUS qui lui donne du pain. CHL se réallonge sur dossier canapé :

Le fait que, lors de certaines phases de la journée, les moments de partage entre parents et enfants (rituels, affectifs, de soin, ou ludiques, comme vu dans l’extrait précédent) soient relativement contraints par des activités prioritaires comme la préparation du repas, ne signifie pas qu’il soit inexistant ou que les priorités soient données à l’avance. Les contraintes et/ou les partages sont plutôt mutuellement imbriquées et entrelacés dans un « millefeuilles » de multi-activité606 qui peut durer relativement longtemps, jusqu’à ce que des trajectoires d’action se consolident. Ici, par exemple, les salutations rituelles entre mère et fille (le « bisou de bonjour ») sont mises en scène de manière à résoudre collaborativement un décalage temporel et séquentiel (les retrouvailles effectives entre elle et sa fille ont eu déjà lieu, quelques minutes auparavant)607. De plus, cet échange donne lieu à un rapprochement physique (outre qu’affectif) qui occasionne un acte de soin parental complexe : vérification de la température, échange sur l’état de santé pendant la journée, recommandations locales –boire de l’eau à l’instant même608- et générales –penser à boire de l’eau régulièrement. Cet acte est pris dans un « millefeuilles » des sollicitations des enfants et des demandes techniques et matérielles des cours d’action relatifs au repas, lancés ou à lancer, en cuisine, et en cela, il rend parfaitement compte de la gestion récurrente de la multi-activité à la maison, et des imbrications récurrentes de séquences et de cadres ludo-affectifs609 et de travail.

Chez Justine PR, le format de tour en ligne 44, en quelque sorte « joué » (qui semble répondre au caractère en partie « joué » du tour précédent de Chloé) a des caractéristiques particulières à la fois sur les plans linguistique et paralinguistique : « oui » répété plusieurs fois avec une prononciation soufflée indique la bonne réception de la requête et, en même temps, une certaine contrariété, à cause de la contrainte d’empressement qui pèse sur la requête. Le style enjoué, ou théâtralisé, permet à la fois de connoter et d’atténuer la connotation, de donner suite à la requête tout en pointant son caractère exigeant (cf. aussi la notion de fusion des cadres, de Gordon 2008, présentées dans la section précédente). Notons que cette façon de faire a été observée en relation à des requêtes des enfants mais aussi en réaction à des miaulements du chat de la famille, qui a l’habitude de réclamer de la nourriture dès que quelqu’un (et notamment dès que Justine) arrive à la maison le soir.

Notes
606.

Le terme multi-activité désigne la gestion en parallèle de divers cours d’action, ainsi que la nécessaire prises en compte simultanée d’activités sociales, de processus matériels et des temporalités multiples qui leur sont attachées (co-occurrentes et parfois conflictuelles). Pour aborder la multiactivité, les chercheurs des courants interactionnistes et naturalistes (notamment ceux impliqués dans l’étude des pratiques professionnelles) proposent de regarder l’organisation séquentielle des activités et la manière dont l’attention est gérée dans l’interaction (cf. Goodwin, 2007, par ex. qui met l’accent sur l’attention mais aussi sur le temps et sur le type d’activité). En France, plusieurs groupes ou réseaux de recherche, en psychologie, ergonomie et sociologie, par exemple, travaillent spécifiquement sur cette question (cf. le projet ANR COMUT - communication et multiactivité au travail, intégrant le programme « Formes et mutations de la communication »).

607.

Ici l’expression « quand même » correspondrait à ce que Schegloff & Sacks (1973 : 319-320) appellent des misplacement markers.

608.

Notons d’ailleurs le positionnement de Justine entre les ls. 25 et 30, sa main droite penchée sur/devant Arthur, dès que le garçonnet produit le tour rendant compte de la fin de l’activité et visant à remettre le verre à Justine, celle-ci, avant même que Arthur lui passe le verre, propose à sa fille de l’eau dans le verre en question. Le geste de la mère est à la fois interprétable comme anticipatoire et liant.

609.

Le français (de France) ne compte pas, comme c’est le cas de l’anglais ou l’espagnol, par exemple, d’adjectif qui désigne la qualité de travail, d’où ce néologisme.