9.2.3. Préserver son cours d’action à travers une absence pratique : c'est comme si j’étais pas là

Contrairement à ce qu’ont montré les extraits précédents, la restriction de la disponibilité/sollicitude ne se fait pas ici en cours de route, mais de manière préventive. L’acceptabilité des sollicitations des enfants sera évaluée par la mère à l’aulne d’une situation exceptionnelle. En effet, Christine RAF met en place un cadre de participation particulier, paradoxal, en quelque sorte. Elle reconfigure spatialement et interactionnellement l’espace-temps afin de mettre en place un cadre d’absence pratique : elle est à la maison mais demande à ses enfants de se comporter comme si elle n’y était pas618. Ce phénomène ne fait pas partie des éléments récurrents du répertoire organisationnel dans les foyers (il s’agit d’un jour où Christine est en arrêt maladie et travaille depuis son domicile)619. Toutefois, il présente un intérêt pour l’analyse des sollicitations comme phénomènes ancrés dans l’espace-temps.

RAF – mardi 10/05/05 : Christine est en arrêt maladie, et cherche à délimiter un laps de temps dédié à des tâches professionnelles pendant lequel travailler dans l’appartement. Elle s’isole d’abord dans sa chambre620. Les deux enfants rentrent ensemble à 18:28:30. Maguelone sollicite immédiatement sa mère, alors que Thomas est dans sa chambre (tous les participants sont hors-champ) :

Ex. (i)

18:29:54

Dans cette première partie de l’épisode on voit que Maguelone cherche à établir un contact et à entamer une conversation avec la mère, sans succès. Alors une mise en indisponibilité explicite se réalise, à travers la description de la situation d’absence pratique. Maguelone (qui ne comprend probablement pas bien la situation) ne semble pas s’aligner sur la nouvelle dynamique, et contrattaque en proposant de l’aide (l. 13). Après la plainte de Maguelone la mère produit un account explicatif sur les motifs de son indisponibilité, liée à l’activité professionnelle « délocalisée ». Après une longue pause la fillette cherche alors à confirmer ce qu’elle déduit de la nouvelle situation : le cadre d’absence pratique fait peser projectivement une attente de non-sollicitation de la part des enfants. Maguelone s’aligne dans un premier temps, puis revient à la charge.

Notes
618.

Ce type de cadre de participation est un fait social reconnu et reconnaissable. Comme le montre l’annexe 5, demander à ne pas être considéré comme présent dans le setting (alors que c’est le cas) implique surtout une volonté manifeste de ne pas déranger. une sorte d’acte de politesse. Néanmoins, dans la première vignette (celle du Canard Enchainé), le personnage de S. Royal utilise certes la « formule de politesse » évoquée, mais dans le but de créer un cadre où ce sont les destinataires co-présents qui deviennent « absents ». Le personnage fabrique ainsi un espace propre, dans lequel évoluer à son aise. Chez les RAF, ce qui nous occupe dans l’extrait, montre une tentative de mise en absence de Christine pour ne pas être dérangée, sans que cela n’affecte la présence des enfants per se. Plus globalement, la mise en absence pratique est un phénomène de production de cadres de participation qui mérite sans doute une exploration ultérieure.

619.

Christine confectionne (avec du papier, du carton, etc.) d’un ensemble d’objets et de personnages pour une scénographie destinée à la bibliothèque scolaire dont elle est responsable.

620.

Les deux interactions qui nous intéressent plus particulièrement s’insèrent dans une multiplicité de séquences successives, notamment entre Thomas et Christine. Thomas rentre de l’école à 17:00 lorsque Christine explique à un interlocuteur téléphonique qu’elle travaille à la maison à cause d’un malaise. Avant de raccrocher, elle est sollicitée une première fois par Thomas ; à 17:14:58, Christine lui explique qu’elle n’est pas disponible : « je suis restée là pour travailler donc c’est comme si j’étais pas là, hein ? ». Le garçon s’aligne sur le nouveau cadre (« ok, pas de problème »). A 17:16:20 Thomas sollicite à nouveau Christine sans que cela ne pose problème. A 17:54 Thomas se rapproche à nouveau de Christine en la sollicitant avec un summons de type téléphonique (« allô maman/ »), un format de sollicitation qui montre l’orientation de Thomas vers le cadre paradoxal : la mère est comme absente, ou du moins distante. A 18:04:22 Thomas va chercher sa sœur à l’école.