Conclusion

Après avoir abordé la manière dont les parents interviennent sur le cours d’action des enfants pour le réorienter temporellement, nous nous sommes intéressée ici à la manière dont les mères préservent leurs propres cours d’action des sollicitations venant des enfants. Nous avons examiné l’initiation, la gestion, la négociation et le maintien à distance de ces sollicitations et avons cherché à identifier la façon dont certaines ressources grammaticales et séquentielles sont utilisées (appels, pré-séquences, substituons du sollicité, etc.).

Nous avons abordé les cadres de participation à partir de la manière dont des traitements divers des sollicitations permettent de disjoindre ou de rejoindre des cours d’action, à partir de projections d’activités familiales prioritaires ou encore à partir de l’instauration de settings particuliers visant à réduire le risque de perméabilité aux sollicitations. Les mères convoquent tantôt leur engagement individuel (le degré d’affairement, par exemple), tantôt le bien commun (sur la base duquel on priorise les activités collectives au détriment des individuelles) pour se rendre indisponibles vis-à-vis des enfants qui les sollicitent. La question de la disponibilité, ainsi que le caractère interruptif d’une sollicitation, doivent être étudiés dans leur dynamique et leur continuité inter/actionnelle. Il ne s’agit pas d’attributs qui colleraient à des formats d’interaction ou à des activités, mais de caractéristiques locales du déroulement des routines et de réponses pratiques données aux besoins de la famille. Parmi ces pratiques certaines préservent une certaine linéarité (au sens d’une continuité et d’une homogénéité des activités dans lesquelles les acteurs sont engagés) alors que d’autres permettent de jongler entre différents cadres et cours d’action.

Dans ce chapitre nous nous sommes penchée sur les accounts, évaluations, justifications et attentes normatives qui caractérisent les séquences de sollicitation initiées par les enfants lorsque celles-ci posent problème au parent sur le plan de la temporalité de l’action. Répondre (ou pas) à ces sollicitations implique des rationalités et des savoir-faire organisationnels particuliers, qui, comme les autres procédés vus jusqu’ici dans les différents chapitres analytiques, participent à l’accomplissement de la normativité, de la normalité et à la construction du bien commun des familles. De ce point de vue, les domaines de recherche sur le care gagneront à s’intéresser aux actes éducatifs et de soin, et plus spécifiquement à la parentalité « en action » sur la base de ce type d’analyse.

Du point de vue de la temporalité nous avons montré que certaines sollicitations donnent lieu à des négociations longues, sur plusieurs minutes ; du point de vue des différentes qualités de temps dans le foyer, nous avons montré que préserver une ligne d’action individuelle ne signifie pas établir des frontières étanches entre temps pour soi et temps pour les autres (ou encore entre temps professionnel et temps familial). Les activités dans le foyer ne correspondent pas à des tranches de temps prédéfinies, continues et insérables dans des cases étanches : selon les moments, les orientations, les besoins ou les régimes d’attention, un temps discontinu peut être aussi importante qu’un temps continu. Et dans tous les cas, la manière dont les participants préservent le(urs) temps de l’action consiste en un véritable travail inter/actionnel.

Aussi, les interactions relevant des sollicitations, et plus largement de la disponibilité des parents, présentent des déplacements configurants dans l’espace du foyer, entre les pièces et à l’intérieur des pièces. Nous avons vu qu’être dans la même pièce ne garantissait pas le partage d’une activité conjointe et que, inversement, être dans différentes pièces ne l’empêchait pas. A l’instar de la temporalité, la spatialité est une orientation pratique des membres des foyers, et non seulement de l’infrastructure. On gagnerait donc à étudier les phénomènes séquentiels qui nous ont occupés ici en tenant compte de leur ancrage dans l’environnement matériel et spatial de la maison.

De ce point de vue, les domaines du développement et de la conception de (N)TICs pourraient s’intéresser aux sollicitations, à la sollicitude et à l’(in)disponibilité au sein des familles afin d’affiner leur représentation des familles et de leurs routines, d’accéder à certains réaménagements de la matérialité et, plus précisément, afin de problématiser la question de l’attention dans la gestion des activités. Il semble que ces représentations soient en effet trop simplificatrices, liées au mythe du quality time qui demeure dans les imaginaires. Ceci est visible à travers la dichotomie « gestion du quotidien » vs. « attention portée aux enfants », utilisée par exemple par Microsoft dans une publicité pour la version familiale de sa suite bureautique (cf. annexe 3.2.). La publicité en question semble prototypique d’un certain nombre de représentations sur la vie familiale et le travail parental, mais aussi sur un certain fétichisme technologique. Un système opératif qui vante performance et simplicité d’utilisation permet de faire face à la « gestion du quotidien » en « quelques clics », de manière à se libérer rapidement et efficacement des questions liées à l’organisation de la vie quotidienne et ainsi « consacrer toute [son] attention [aux] enfants ». Dans cette perspective, tâches du quotidien et attention portée aux enfants s’opposent. La scission est consacrée. La vie familiale consisterait en la réalisation parentale de tâches (qui ne nécessitent pas une attention et une affectivité particulière et qui se font sans les enfants), d’une part, et à « être avec ses enfants » (ce qui demande « toute [l’]attention »), d’autre part.

La question de la conciliation entre vie professionnelle et vie privée créé généralement deux sphères relativement stables dont il s’agit de garantir le bon équilibrage. Or, la vie familiale est plutôt acrobatique, comme le montrent les extraits que nous venons d’aborder. Les parents doivent composer avec des sollicitations multiples, doivent satisfaire de nombreux besoins, doivent pouvoir garantir une certaine continuité à leurs propres actions.

Après avoir dédié trois chapitres à l’analyse située des pratiques de coordination et d’organisation intra-foyer, le prochain (et dernier) chapitre reprend s’intéresse aux pratiques de coordination téléphonique du soir entre membres du couple parental chez les PR. Nous verrons plus particulièrement des procédés de re-contextualisation, c’est à dire les procédés mis en œuvre pour (ré)évaluer et re-aiguiller le contexte de la soirée, à partir de certains appels téléphoniques. Nous verrons qu’une technologie aussi banale (« voir dépassée ») que le téléphone fixe pose un certain nombre de problèmes, en même temps qu’elle participe pleinement de l’organisation du foyer et de la famille.