10.1. Les appels téléphoniques et leur contexte en AC et dans les WorkPlace Studies

Malgré les premiers travaux de H. Sacks abordant des phénomènes qui dépassent l’échange téléphonique lui-même652, les recherches fondatrices de l’AC se sont basées sur l’examen de conversations téléphoniques en tant qu’interactions relativement autonomes. Sur les bases de données audio transcrites, les appels ont été surtout analysés en tant qu’instances d’interactions délimitées dans le temps. Ils présentent ainsi l’avantage de mettre à disposition de l’analyste les mêmes ressources dont disposent mutuellement les participants à la conversation. C’est ce que montrent Schegloff (1968 ; 1979 ; 2002) sur les ouvertures de conversations téléphoniques, Schegloff & Sacks (1973) sur les clôtures ou encore Schegloff (1986 ; 2002) sur l’identification et la reconnaissance mutuelle des interlocuteurs. Rappelons également le travail de Hopper (1992) qui pointe la relation asymétrique entre appelant et appelé653 ainsi que le phénomène d’intimité à distance. Couper-Kuhlen (2001) insiste pour sa part sur la prosodie des motifs de l’appel.

Depuis une vingtaine d’années, l’AC et les WorkPlaceStudies se caractérisent par un intérêt croissant pour les interactions en co-présence ou médiatisées par des technologies, ainsi que pour le contexte dans lequel elles ont lieu. Fornel (1994), Heath (1984), Heath & Luff (1992 ; 2002), Goodwin & Goodwin (1996), Zimmerman (1984 ; 1992), Whalen et al. (1992), sont à citer, entre autres654. Pour un panorama sur l’imbrication entre conversation et technologies destinées à favoriser la communication humaine (téléphones, écrans d’ordinateurs, systèmes-expert textuels ou encore messagerie instantanée), voir Hutchby (2001).

A propos des actions responsives que les appels téléphoniques impliquent de la part du destinataire655, Schegloff (1968 : 1090) et Maynard & Clayman (1991) soulignent que la sonnerie du téléphone elle-même (the summons) doit être comprise comme un « objet socialement assemblé »656, et non pas comme un stimulus acoustique stable657. Malgré cette remarque importante, peu de travaux explorent le fait que les personnes présentes dans l’environnement d’un téléphone qui sonne s’engagent dans différentes analyses afin de déterminer qui doit répondre, comment et quand (Maynard & Clayman, 1991).

Dans ce chapitre nous traiterons cet aspect spécifique et omniprésent des appels téléphoniques fixes dans les foyers. Pour cela, nous analyserons deux phénomènes corrélés. Nous verrons d’abord (10.2) que les appels de coordination du soir fonctionnent en tant qu’événements organisationnels pour l’ensemble des participants présents dans le foyer au moment de l’appel. Puis (10.3) nous nous arrêterons sur un phénomène de tensions observées, toujours en soirée, entre Justine et Chloé PR, lors d’échanges où les participantes cherchent à définir qui répond une fois que la sonnerie retentit. Nous montrerons les liens entre les deux phénomènes, notamment du point de vue des prégnances organisationnelles de la vie domestique.

Notes
652.

Pour prendre en compte, par exemple, la manière dont les participants s’orientent vers la périodicité des appels  ou les identités et pertinences mobilisées pour répondre (Sacks, 1992, vol. I : 773-776),

653.

Selon Hopper, le fait que généralement les gens répondent à un téléphone qui sonne (y compris lorsqu'ils sont fortement engagés dans une activité ou dans une interaction donnée) est un indicateur de cette asymétrie et de la puissance de l’« interruption médiatisée ».

654.

De nombreux chercheurs développent désormais cette approche : Frolich et al. (1997), Relieu (2005), Licoppe & Relieu (2005),  Mondada (1999 ; 2002), Greco (2003), entre autres. Dans Relieu (2005), l’auteur examine des échanges téléphoniques – vocaux et texto-électroniques - en prenant en compte à la fois les contextes dans lesquels ils s'inscrivent et leurs dynamiques spécifiques. Sur cette base, l’auteur propose de caractériser la communication médiatisée par une tension entre « le rapprochement qu’elle institue et la disjonction qu’elle maintient ».

655.

Comme le rappellent Maynard & Clayman (1991), cette idée guide le célèbre exercice des ringing phones proposé par Garfinkel à ses étudiants et publié dans Garfinkel et Wieder (1992).

656.

Selon Schegloff (1968), le travail coopératif qui donne forme à cet objet et à ses propriétés d’efficacité, est mené entre summoner et answerer. Néanmoins, à la lumière de nos données, cette affirmation paraît trop restrictive.

657.

Stable aussi bien par sa forme que par sa valeur interactionnelle.