10.2. Les appels de coordination du soir entre parents

Nous partons de l’idée que les appels téléphoniques entrants et sortants transforment le contexte dans lequel ils s’inscrivent. Nous analyserons ainsi la manière dont des appels de coordination658 entre Justine et Eric PR présente ce caractère réflexif. Chez les PR les membres du couple s’appellent chaque soir, à partir de, ou sur, une ligne fixe du foyer. Ces appels sont destinés à se coordonner659. Ces appels mettent en lumière différents procédés de redéfinition du contexte. Au moment de l’entrée de l’appel (lorsque la sonnerie retentit), pendant la communication médiée et après celle-ci, une fois l’appel achevé, le téléphoniste et les membres co-présents mobilisent de manière contingente et opportuniste le contenu des conversations distantes. Aussi, ils peuvent se servir du caractère interruptif de l’appel afin d’exhiber des orientations intelligibles vers la clôture, la reconduction ou l’initiation de certaines activités en cours lorsque l’appel survient.

Une fois obtenue l’information sur le délai d’arrivée d’Eric PR (il est en chemin mais en « début de course », il se trouve déjà dans le quartier, etc.), Justine PR s’oriente et oriente les autres membres de la maisonnée vers les activités à suivre, notamment le bain des enfants et le dîner. Justine constitue le dîner en une priorité collective, en précise les modalités660 et aiguille le cours et le rythme des actions de l’ensemble des participants vers le repas du soir et vers les activités connexes qui le précèdent.

Néanmoins, ces transformations opérées sur les trajectoires d’action des différents membres du foyer, sur les formats de participation et sur le degré de disponibilité de la mère, donnent souvent lieu à des négociations et à des résistances de la part des enfants. Nous verrons comment le travail de hiérarchisation des activités, réactualisé à des moments clé de la soirée, participe à la reconnaissabilité des routines familiales et des attentes normatives qu’elles impliquent.

Pendant la semaine d’enregistrement, les appels de coordination ont souvent été initiés par le père de famille (via mobile ou depuis un fixe à son travail) et passés uniquement sur l’une ou l’autre des deux lignes fixes existantes (une Freebox, avec appareil filaire, et une France Télécom, avec appareil sans fil). Ces deux lignes correspondent donc à deux terminaux différents qui se trouvent dans le salon, à proximité l’un de l’autre.

Le schéma ci-dessous montre leur emplacement :

En ce début de chapitre, trois extraits seront analysés. Ils concernent des appels réalisés ou reçus au cours de deux soirées différentes, en semaine, entre 18 et 19 heures. Dans le premier extrait, impliquant Simon et Justine ; un appel entrant (et attendu) fragilise la continuité des activités conjointes pré-appel : le rééquilibrage vis-à-vis de cette fragilité se réalise en grande partie tacitement, par des ressources corporelles et en thématisant peu l’appel lui-même. Dans le deuxième (lors de la même soirée), impliquant tous les membres de la maisonnée, sauf Eric, ainsi que des participants invités, nous montrerons comment un appel sortant accomplit la transition vers un nouveau contexte d’action collective. Le troisième extrait, impliquant tous les membres de la maisonnée, sauf Eric, ressemble en partie au premier en ce qu’un appel entrant génère une dis-continuité sur les activités pré-appel. Il est toutefois différent en relation au rythme de la re-contextualisation, plus soutenu, et au fait que la vulnérabilité des activités pré-appel est traitée de manière bien plus explicite. Dans les deux cas d’appels entrants, les participants interprètent de manière divergente le statut de la communication téléphonique, et s’engagent en conséquence dans des trajectoires d’action différentes voir contradictoires.

Notes
658.

Dans leur recherche basée sur des analyses de factures et des entretiens, Licoppe & Smoreda (2000) parlent aussi de téléphonie de coordination et abordent les effets de contrainte et de régulation des appels qui font sens en rapport aux pratiques domestiques.

659.

Cette pratique est évoquée par Eric et Justine dans les entretiens, en tant que moyen de coordination, sans pour autant rentrer, ni pour l’un, ni pour l’autre, dans plus de détails.

660.

Avec qui, et dans quelle pièce manger (salon, cuisine, plateaux individuels), mais surtout quand.