10.2.2. Appeler publiquement le père pour définir le timing de la soirée. Une recontextualisation radicale

Dans cette section nous analyserons la suite de la soirée pour mettre en lumière un autre phénomène : la réalisation publicisée d’un appel sortant (vers le bureau d’Eric) et ses conséquences sur la dynamique globale de la soirée.

PR - jeudi 24/03/05, 18:18 – cuisine/salon. Thomas est chez les PR pour récupérer Maguelone. Simon va dans la cuisine, où Justine continue les activités de préparation du repas et initie une interaction avec sa mère. Quelques instants plus tard Justine annonce l’imminence du diner :

A 18:22, après quelques échanges avec Thomas, qui scrute diverses parties de l’appartement et pose des questions à Justine, celle-ci va voir Maguelone (dans la chambre de Chloé) pour lui demander si elle prête. Arthur regarde la TV (coté hors-champ du salon). Justine va ensuite du salon à la cuisine, et, en entrant dans la pièce :

Dans la cuisine, Justine tente de rassurer Simon (qui se plaint d’avoir trop de devoirs). Elle lui annonce l’imminence du dîner676. Mais face au manque de réaction du garçon et à son air abattu, la mère propose de passer l’appel de coordination du soir auprès du père pour que ce dernier rentre au plus tôt. Implicitement, cette question de Justine rend souhaitable la présence du père, pour le dîner mais aussi pour qu’il aide Simon avec les devoirs677. Simon refuse catégoriquement. Puis, suit un bref échange et les deux quittent la cuisine. Quelques minutes plus tard Justine change d’orientation et d’interlocuteurs, dans un cours d’action qui contribue lui aussi à la gestion temporelle de la soirée. En effet, Justine évalue l’état de préparation de Maguelone, et l’encourage ainsi à s’orienter vers – voir à se dépêcher à – la fin de la visite. Maguelone et son frère, déjà sur place, doivent partir et la soirée chez les PR reprendre son cours normal678.

Lorsque Justine regagne la cuisine679, elle consulte sa montre (im. 1) et à haute voix dit : on va quand même pas manger à six heures vingt, comme des Anglais ! Cette exclamation rend d’abord problématique le fait de dîner à l’heure présente (six heures vingt du soir), puis devient une sorte de gouaillerie culturelle. Pour la mère il s’agit de ménager la situation avec les présents (encombrants dans le cas des invités, fatigué et dépité, dans le cas de Simon) et, si possible, de temporiser jusqu’à l’arrivée du père. Or, rappelons que quatre minutes avant elle avait promis à Simon un démarrage du dîner concomitant avec la fin de la cuisson, qui est presque finie ! Justine produit alors une sorte de réparation culturelle pour revenir sur sa promesse. Ainsi, une fois vérifiée l’heure standard et une fois l’avoir publiquement constituée en non-préférentielle pour l’activité à venir, Justine convoque une catégorie d’appartenance étrangère qui rétrospectivement renforce l’aspect incongru (ou potentiellement incongru) de la situation. Manger à temps, ou trop tôt, est donc une question que l’on évalue à la lumière de contingences locales mais aussi en convoquant des appartenances culturelles et des attentes normatives680.

Plus fondamentalement, on voit que les participants considèrent les activités comme étant qualifiées par leur durée, leur ordonnancement et leur rythme. S’il y a des time-bound activities (un moment donné projette une attente sur une activité donnée)681, et des activity-bound temporalities (une activité donnée implique une certaine temporalité)682, on voit ici une time-bound category : manger à six heures vingt du soir revient à se comporter comme une certaine catégorie sociale : les Anglais ! (ls. 9-10).

Dans la suite, une autre activité s’insère avant la prise du dîner : les bains des enfants (ls. 12-19)683. Justine demande ensuite à Arthur et Chloé dans quel ordre ils vont les prendre. Elle somme ainsi les deux jeunes enfants à se préparer à l’activité suivante, préparation qui marque aussi l’enchaînement bains/(devoirs)/dîner/coucher. Annoncer à haut voix les bains aux enfants de la maisonnée (appelés par leur nom), est à la fois une manière de les préparer explicitement à la fin des jeux et à la suite des choses à faire. Mais c’est aussi, encore une fois, une annonce indirecte auprès des invités, incités à s’orienter vers leur départ. Evoquer le diner et les bains montrent, un après l’autre, qu’on est orienté vers la normalisation de la soirée.

Cette normalisation et cette projection vers la suite prennent dans les moments qui suivent la forme de la coordination téléphonique publiquement exhibée. En effet, Justine ne réagit pas à la réponse donnée par Chloé à propos du bain, mais annonce en revanche qu’elle va téléphoner à son mari pour connaître l’heure de son retour :

Si son compagnon n’appelle pas, la mère va le faire « quand même »684, ce qui donne à voir le besoin informationnel et pratique de connaître l’heure de retour du membre manquant, dans un moment particulier de la soirée. Or, Justine ne parvient pas à joindre Eric à son travail. De l’autre coté de la ligne, la personne qui a pris l’appel l’informe qu’Eric se trouve « dans les couloirs » de l’établissement. Avec de légères modifications, Justine rend publique l’information à deux reprises (ls. 30 et 37), au cours, puis juste après l’appel. Une fois l’appel terminé, pendant un moment relativement long, Justine semble réfléchir. Puis elle se tourne en direction des enfants pour une évaluation et un calcul temporels publics de la situation, qui permttent de planifier le reste de la soirée. Entre les ls. 42 à 46 (images 4 et 5), Justine avise à la cantonade qu’Eric est toujours au travail, fait une estimation horaire selon laquelle il ne sera pas de retour à la maison avant huit heures, ce qui a comme conséquence pratique et organisationnelle de rendre inutile l’attente du père pour le dîner. Le démarrage de celui-ci se verrait en effet conditionné à un retour au mieux à vingt heures, et de toute façon incertain, puisque l’intéressé n’a pu être joint. Cette intervention, à la fois langagière, corporelle et matériellement ancrée, articule une projection de la suite construite verbalement, à une clôture d’activités (potentielles) construite corporellement. Regardons cela de près.

Justine se lève et commence un parcours à travers le salon (ls. 42 et 48), ponctué d’interventions verbales et matérielles : elle verbalise d’abord son estimation sur le délai d’arrivée du mari. Puis, par la conjonction « donc », elle verbalise les conséquences de cette estimation sur le déroulement de la fin de la soirée. Un instant après, elle éteint l’écran de l’ordinateur (im. 5). Par cette manipulation, les activités potentiellement liées à cet artefact sont définitivement clôturées, traitées comme n’étant plus pertinentes au sein d’une succession de tâches à venir (qui se précise de plus en plus).

Enfin, la trajectoire spatiale de Justine s’inverse. Elle quitte le salon en demandant à Maguelone si elle est prête à partir (ls 49-50) : cette injonction à l’apprêtement consolide l’orientation de la mère vers la clôture de la visite des enfants. Ainsi, une fois l’insertion de l’appel terminée, Justine initie une nouvelle pré-clôture de la visite des enfants RAF et revient enfin à la préparation du bain685. Les annonces fonctionnent comme de véritables procédés de publicisation et d’organisation, qui rendent accessible le déploiement des activités à venir et balisent continuelllement l’action en cours. Les annonces peuvent projeter une série d’actions successives et ordonnées dans le temps, c’est à dire projeter un ordre séquentiel. Dans ce cadre, on attribue à l’appel sortant une fonction cohérente et sensée pour tous les participants. L’attente publique, l’« escomptabilité » des appels que le père passe généralement chez lui pour se coordonner avec Justine, constitue l’appel de coordination en ressource informationnelle nécessaire à la planification des activités. Après ce passage, à 18:29 Thomas et Maguelone partent et Justine revient dans la cuisine. Arthur et Chloé regardent les dessins animés alors que la mère surveille et remue les casseroles quand le téléphone France Télécom sonne. Nous nous attacherons à décrire les interactions de recontextualisation qui en découlent, dans la section 10.3.1.1.

Dans cet extrait, l’appel fonctionne comme un accélérateur et un « calibreur » des temps. Il apparaît comme une ressource qui permet de confirmer des activités initiées de manière embryonnaire, en affinant le timing et en en précipitant le rythme. L’appel prend place dans un environnement praxéologique et séquentiel où l’on met fin à d’autres activités ; il se situe donc à un moment important d’articulation praxéologique. Récapitulons les principales caractéristiques de cet extrait :

1. Avant de quitter la cuisine et d’initier une nouvelle série d’actions qui engagent l’ensemble des participants présents, Justine suspend de manière ordonnée son activité de cuisson du repas (elle mélange la nourriture sur le feu, règle les fourneaux et couvre la casserole). Des activités de nature et de temporalités différentes s’entrelacent selon des contingences pratiques mais en s’ajustant aussi à certaines dynamiques physiques.

2. La conversation téléphonique est méthodiquement insérée dans le flux organisé et organisable des activités familiales. L’appel est annoncé et réalisé juste après le « lancement » des bains, mais avant d’en déterminer définitivement les modalités, ce qui permet d’insérer un temps de latence dans sa mise en oeuvre. A un moment où l’on ne connaît pas encore le format participatif du dîner, Justine attribue aux informations fournies par l’appel un caractère conséquentiel pour le déroulement des activités pré-dîner.

3. La manière dont les séquences projectives découpent le flux temporel et la spatialité des actions permet aux participants présents (appartenant ou non ou foyer PR) : a) de s’orienter vers, ou de contester, le bain et le dîner, constitués par Justine en nouvelles pertinences contextuelles ; b) de tenir compte de l’ordre temporel projeté pour ces activités ainsi que du rythme de cet ordonnancement ; c) de s’ajuster à des parcours - entre la cuisine et le salon et dans le salon - rendus intelligibles par l’articulation entre déplacements, interventions verbales et manipulations matérielles.

4. Justine ne produit aucune justification de l’enchaînement d’actions qu’elle projette, le traitant comme une évidence, manifestant leur caractère ordinaire et contribuant ainsi à légitimer et à stabiliser ces activités, comme des routines à réaliser à ce moment-là, dans ces espaces-là.

Dans la section suivante nous analyserons le dernier extrait de cette première partie dédiée à la coordination téléphonique entre conjoints et à ses effets sur l’ensemble des activités domestiques. Il s’agira de montrer comment un appel téléphonique réalisé par le père en direction du foyer est pris par les membres présents à la maison, puis comment il occasionne une séquence clôturante complexe des activités en cours et une recontextualisation vers la dynamique du dîner.

Notes
676.

Et rappelant implicitement le temps incompressible de la cuisson des aliments.

677.

Rappelons que la présence d’Eric n’est pourtant pas indispensable pour que le reste de la famille dîne.

678.

Ce qui assure de manger relativement tôt, de finir les tâches en suspend (devoirs par exemple), de se coucher tôt, etc. Assurer ce type d’enchainement ainsi que son rythme est particulièrement important dans les familles, tout particulièrement si la situation est tendue, si les membres du foyer donnent signe de fatigue ou d’énervement, etc.

679.

Elle dépasse le seuil de la porte en prononçant la particule bon, dont nous avons longuement parlé au chapitre 7, notamment.

680.

On retrouve ici les réflexions sur les catégories et les

681.

C’est ce que nous avons vu, entre autres, au chapitre 7 à propos de ce que « l’heure d’aller se coucher » projette comme étant acceptable (ou pas) de faire de la part de Maguelone RAF aux prises avec les télécommandes, par exemple.

682.

Comme nous l’avons vu au chapitre 8 à propos de la durée de consommation d’un yaourt, lorsque le dépassement de la durée dictée par le sens commun permet d’imputer une intentionnalité reprochable au comportement de Simon, et de questionner donc la nature même de l’activité.

683.

Arthur et Chloé regardent probablement la télévision avec Maguelone (tous les enfants sont hors-cadre). Nous ne savons pas où se trouvent Thomas et Simon, en revanche.

684.

Expression qui peut aussi venir en contrepoids de la négative exprimée peu avant par Simon.

685.

Cette fois-ci elle proposera une modalité précise, sans laisser le choix aux enfants (et donc en contraignant davantage les temps).