10.2.3. Re-contextualisation graduelle de la soirée après l’appel téléphonique

Ce dernier extrait illustre l’utilisation que fait la mère de l’appel entrant, bien qu’elle ne soit pas la « téléphoniste ». L’appel occasionne une séquence clôturante complexe, initiée par Justine qui se désengage d’abord de l’activité collaborative dans laquelle elle est prise et clôture des activités solitaires des autres membres de la famille. Face à cette recontextualisation, les enfants résistent, ouvrant une phase de négociations particulièrement délicate suite à l’appel686.

PR - vendredi, 25/03/05, 19:06:50 : Simon lit, Arthur regarde la télévision (hors-champ) alors que Justine et Chloé cherchent des cours d’espagnol sur Internet :

Ext. (i)

Sans s’orienter physiquement vers la prise de l’appel (en tournant la tête vers le téléphone, comme le fait Chloé, ls. 15 et 16, par ex.) Justine annonce que l’appelant est Eric, puis continue de parler à Chloé à propos de l’activité sur Internet. A l’instar de ce que nous avons vu dans le premier extrait du chapitre, l’appelant escompté est annoncé par la mère. Ici l’identification n’est pas un account d’un changement de cadre et d’activité chez Justine. L’identification du père comme étant l’appelant indique lâchement une dynamique de coordination qui sera finalement prise en charge par Simon.

Ext. (ii)

NB : il faut lire les lignes 1-9 et 82-87, en parallèle, car la transcription rend compte de deux échanges parallèles, un distant et un proximal. L’interaction linéaire unique reprend à l. 88.

Simon s’auto-sélectionne comme répondant de l’appel et un échange téléphonique de coordination entre Justine et son mari687 a lieu par l’intermédiaire de l’adolescent (ls. 41-56, notamment consolidé à la l. 44 : tu lui demandes où il est/). Sans se détourner physiquement de l’action conjointe avec sa fille, Justine pose des questions et répond à son mari à travers l’intermédiaire.

Nous nous tournons maintenant vers la reconfiguration du contexte qui a lieu peu après la fin de l’échange téléphonique :

Ext. (iii)

Immédiatement après avoir raccroché, Simon interpelle son frère cadet – vers lequel se porte naturellement son regard après l’échange téléphonique - pour lui annoncer le temps qu’il a passé devant la télévision (l. 62-63 ; im. 6)688. Le fait qu’Arthur continue à regarder la télévision est rendu problématique. Ainsi, l’intervention de Simon fonctionne à la fois comme admonestation, dirigée directement à son jeune frère, et comme alerte, indirectement adressée à la mère.

Entre les lignes 72 et 87 Justine commence une séquence de pré-clôture de l’activité conjointe avec Chloé et le fait de manière à orienter progressivement la fillette vers une sortie concertée. D’abord Justine verbalise les mauvaises conséquences potentielles de leur recherche Internet, ainsi que ses doutes sur la suite à donner à la tâche en cours. Alors qu’aux ls. 73 à 77 elle semble commenter son action, après une nouvelle pause, Justine s’adresse à Chloé (ls. 79-83) entreprend explicitement le désengagement de l’activité conjointe. Ainsi, après des actions suspensives (pauses prolongées, commentaires et verbalisations de doute, de perplexité, etc.), une réorientation explicite a lieu, avec un marqueur auto-interruptif et initiateur suivi d’une interpellation (oh écoute)689. Dans le même tour Justine s’excuse auprès de sa fille, ce qui constitue une pré-clôture anticipant un problème potentiel pour l’interaction. En effet, Justine mettra fin à ce moment-là aux manipulations à l’ordinateur, demandera à l’enfant un sursis (attends) et la fera enfin descendre de ses genoux (im. 7).

Le dernier account sur les problèmes potentiels, voir vraisemblables (ls. 85-86), est une expansion de celui initié à la l. 72 et justifie davantage le désengagement amorcé, que ce soit sur les plans physique et artefactuel. Enfin, Justine se lève et commence à s’éloigner de l’espace interactionnel (im. 8). Elle articule une prosodie caractéristique des phases finales d’action (voix plus basse et débit plus rapide) à un déploiement spatial dans lequel son corps, mais aussi celui de Chloé, dessine une nouvelle trajectoire d’action. Cette réorganisation de l’activité s’articule étroitement à une reconfiguration du cadre de participation et de l’espace interactionnel (Mondada, 2006).

Nous verrons maintenant que, dans la suite de l’extrait, Justine mobilise explicitement l’appel de son mari comme ressource pour faire arrêter l’activité d’Arthur, arrêt qui sera accompli par une annonce de fin, rapidement suivie d’une manipulation directe du poste de télévision (contrairement à la séquence injonctive de début d’extrait) :

Ext. (iv)

Tout en se dirigeant vers Arthur, Justine lui annonce au temps présent (et non pas au futur proche comme c’est souvent le cas des annonces ou pré-annonces de fin) que l’activité dans laquelle il est engagé va prendre fin. Après une micro-pause, elle ajoute l’annonce de l’arrivée imminente du père de famille (l. 92). La mère utilise ainsi l’information échangée entre Eric, Simon et elle-même pendant l’appel pour redéfinir la situation à la maison. Alors que Simon, juste après l’appel, s’oriente rétrospectivement vers le temps passé par Arthur devant la télévision, la mère s’oriente prospectivement vers l’arrivée du père. Comme on le voit, l’appel ne fonctionne pas uniquement comme un « donneur de temps » mais confère à l’arrivée du père un caractère normatif et structurant par rapport à ce que les participants (et notamment Arthur) sont en train de faire690.

après avoir éteint la télévision Justine retourne ensuite vers l’ordinateur, en annonçant à la cantonade qu’elle va l’éteindre. Ce « parcours parlé » (vu aussi au chapitre 9) désambigüise la situation : elle y retourne pour réaliser des arrêts techniques (fermer les applications, ranger le clavier) et non pas pour s’y installer à nouveau. Chloé en revanche est toujours tournée vers le partage : elle se tourne en direction de Justine et la sollicite plaintivement pour jouer (l. 102)691.

Dans cette séquence, à partir d’un appel téléphonique de coordination destiné à informer la maisonnée de l’arrivée imminente du père, l’ensemble des activités des co-présents se voient transformées. Plus particulièrement, nous avons abordé dans cette section :

1. Le plan, en tant que déroulement routinier des activités, est constamment réajusté aux contingences locales : le plan ne détermine aucunement l’action, mais en est une ressource (Suchman, 1987). Cette question fondatrice est observable ici à travers les difficultés rencontrées et les différentes tactiques mises en place par la mère pour stabiliser la planification pratique. A la maison, la planification est exhibée pour produire des justifications d’engagements ou de désengagements vis-à-vis d’autrui, pour annoncer des activités à venir et leur ordonnancement, pour dessiner des dynamiques collectives. Ainsi, la planification soutient des pratiques organisationnelles, est une ressource contribuant à la routinisation des activités familiales, mais ne la (pré-)déterminant pas.

2. La dimension transitionnelle rend compte de la vulnérabilité de la situation. Cet aspect demande à ce que le déploiement de nouvelles priorités ne se fasse pas brutalement mais plutôt par échelonnages, par étagements et superpositions progressives entre cours d’action actuels et cours d’action à venir. Les explications, verbalisations et manipulations sur l’environnement se produisent généralement de manière articulée et par superpositions (voir par des fluctuations) plutôt que par une séquentialité linéaire.

3. Le caractère public et incarné de la dimension déontique de l’action. La mère travaille au maintien des pertinences contextuelles vers lesquelles elle s’oriente et vers lesquelles elle tente d’orienter ses co-participants, en aiguillant une certaine dynamique d’action dans le temps mais aussi en marquant des bonnes (et moins bonnes) pratiques en ce qui concerne les usages technologiques, les durées plus ou moins légitimes d’utilisation des médias, etc.

4. Les cadres de participation sont constamment transformés. D’une part, les procédés de réorientation contextuelle redéfinissent les engagements des uns et des autres. D’autre part, l’annonce de l’arrivée du père ouvre une nouvelle configuration participative où les activités individuelles ou en binôme sont arrêtées ou suspendues au profit de la recomposition familiale, avec l’intégration imminente du seul membre manquant et la projection de l’activité collective par excellence du soir (le dîner). De ce point de vue, les différentes catégorisations sociales (Eric, papa) constituent le collectif familial en catégorie pertinente pour l’action.

5. Un réaménagement quasi-constant des supports matériels de l’action : au fil des échanges, des justifications et des déplacements dans l’espace, un média est d’abord abandonné (PC), puis, un autre désactivé (TV éteinte), ensuite le premier média est désactivé lui aussi (PC éteint) et enfin une répartition de supports papier individuels est réalisée auprès de plusieurs membres.

6. Du en ce qui concerne les téléphones, on a vu des aspects techniques particuliers de design et d’usage des sonneries. Chez les PR, les deux sonneries des deux lignes fixes correspondent - ou peuvent correspondre potentiellement - à différents utilisateurs, avec des effets particuliers sur la gestion de la prise d’appel et sur la vulnérabilité des situations (Licoppe, 2010). Ainsi, il existe un « paysage » (ibid.) particulier, lié à la présence de deux sonneries distinctes. Ce qui paraissait être un paysage bivoque (ligne téléphonique 1 = tous les appelants possibles sauf un ; ligne téléphonique 2 = un seul appelant possible), résulte dans la pratique en un paysage dual équivoque.

Dans la seconde partie de ce chapitre nous traiterons un phénomène particulier de la coordination téléphonique du soir : la régulation conflictuelle de la prise d’appel entre Justine PR et ses enfants. Ce phénomène, assez régulier, se relève pertinent dans l’étude des pratiques de coordination et de leur différentes facettes.

Notes
686.

Ici nous reprenons l’extrait vu au chapitre 9 (9.2.2.2.) pour l’analyser sous un angle différent.

687.

Dans ce cas-ci Eric communique sa localisation dans le quartier, près du domicile, et demande si quelque chose manque pour le repas.

688.

 Simon renforce ainsi le contrôle parental de l’activité d’Arthur observé en début d’extrait (contrôle consistant en une injonction à ce que le jeune enfant éteigne lui-même la télévision), ce qui, indirectement, rend problématique ce contrôle. Nous avons analysé cette partie de l’épisode de ce même point de vue au chapitre 8.

689.

Cf. Schegloff (1996 : 80) pour ce type de token « oh ».

690.

Ce couplage sera réaffirmé et rendu encore plus saillant au moment de l’arrivée effective d’Eric dans le foyer, à 19:12 (extrait non cité ici) : immédiatement après l’avoir salué, Justine lui dit, en consultant la montre, qu’Arthur vient de passer presqu’une heure et demi devant la téloche et enchaîne avec une auto-évaluation négative (j’ai été assez faible). On voit ainsi se dessiner la continuité d’un tissu de pertinences qui se consolide à travers les séries de rappels ponctuels durant la soirée.

691.

Comme nous l’avons montré au chapitre précédent, la limitation de la disponibilité parentale auprès des enfants semble constitutive des pratiques de (ré)orientation des activités du soir et, réflexivement, le conditionnement pesant sur la réalisation de certaines activités rend compte de manière implicite des tâches qui reviennent aux membres : pour Justine, il s’agit de la préparation du repas et l’organisation de la convergence des activités de l’ensemble des participants vers le dîner.