10.3.1.3. Statuts de répondeur, d’appelé et d’interlocuteur potentiel

Dans l’extrait que nous abordons dans cette section, où le contexte est semblable à d’autres déjà vus, Justine est impliquée dans une gestion imbriquée d’activités individuelles et collectives. Elle attend l’appel téléphonique de son conjoint pour organiser la suite et le tempo de la soirée. Ici la question de la proximité à l’appareil se pose également, bien que cette fois-ci Chloé et Justine se trouvent toutes deux dans le salon. Dans ce cas-ci, Arthur participe à l’échange, et contribue aux tiraillements autour du téléphone, et la question de qui est attitré mais aussi de qui veut parler au téléphone (avec le père), se pose. Plus spécifiquement, on verra les difficultés éprouvées par la mère pour se saisir de l’appel téléphonique, à la fois du combiné et de la communication, une fois que la conversation de Chloé avec Eric est lancée (contrairement à ce qui se passe suite à un développement minimal, comme vu dans l’extrait 10.3.1.1), conversation à laquelle veut se joindre Arthur, comme nous venons de l’évoquer.

PR - lundi 21/03/05 – 18:55. Justine vient de lancer le repas, et regagne le salon où, suite au générique de fin du dessin animé en cours à la télévision, elle annonce à Chloé et Arthur (qui jouent sur le canapé) qu’après « celui-ci » ils vont aller prendre le bain. Tous les trois se trouvent dans le salon :

NB : il faut lire les lignes 16 – 21 et 22-26 en parallèle, car la transcription rend compte de deux échanges parallèles. L’interaction linéaire unique reprend à partir de la ligne 27.

Juste après le retentissement de la première partie de la sonnerie du téléphone (qui chevauche l’énoncé de Chloé) Justine produit une marque de changement d’état, un « accusé de réception » à propos du téléphone qui sonne (ah:::) ; se tournant vers le téléphone elle voit Chloé694 et, anticipant l’élan possible de la fillette vers le téléphone, produit une injonction suspensive générale : attends (l. 7)695. Mais Chloé s’oriente tout de même vers la prise de l’appel (ls. 8). Face à l’inefficacité de sa précédente action Justine produit une injonction de niveau supérieur, une sommation de « blocage » ( bouge PAS ), réalisée tout en accélérant sa propre démarche vers le téléphone. L’évolution de ce tour montre l’orientation parentale vers les limitations des ressources langagières face à une pratique « subversive » connue, de la part de Chloé, pratique appuyée fondamentalement sur la dextérité et la rapidité de mouvements de l’enfant.

Enfin, ls. 10-15, Justine, qui se fraie un chemin entre les objets plutôt volumineux qui se trouvent par terre, tente à nouveau d’empêcher Chloé de prendre l’appel : son tour est constitué de la particule négative et injonctive non renforcée par le vocatif ( no:::n Chloé). Mais la tentative de contrôle parental échoue : une fois les jambes sur le sol, Chloé se tourne rapidement et réussit à atteindre le combiné avant la mère.

Une fois perdue la compétition pour la prise de l’appel, Justine va dans la cuisine, remue la casserole contenant des aliments mis à cuire peu avant, et baisse le feu avant d’aller à nouveau vers le salon (ls. 22 à 26). Au cours de ce réinvestissement spatial Justine se rapproche de Chloé (et du téléphone) en même temps qu’elle interroge sa fille sur l’identité de l’appelant. Le tour de Chloé l. 30 semble ambigu car, du point de vue de son placement séquentiel, peut constituer une réponse adressée à Justine (oui [c’est papa]) ou bien une réponse adressée à l’interlocuteur téléphonique distant696. Quoi qu’il en soit, Justine réalise cinq tentatives verbales et plusieurs autres gestuelles de saisir l’appareil-appel (ls. 27 à 56). Malgré l’énervement manifeste de la mère, les quatre premières tentatives échouent ; la dernière (ls. 55-56) aboutit, non pas par une acceptation directe de Chloé de passer le téléphone (qui entre-temps échange plusieurs séquences conversationnelles avec son père) mais par un annonce de la fillette à son interlocuteur distant sur le souhait de Justine de lui parler (ce qui anticipe et explique l’imminente clôture d’échange entre eux). A ce moment-là Arthur renouvelle l’expression de son souhait de parler – lui aussi- au père697. Mais Justine exclue Arthur de la catégorie d’appelés légitimes (non\ c’est pas pour toi::/) et, tout en saisissant le combiné, s’auto-désigne ensuite comme telle (c’est pour moi c’est papa)698.

L’effet des tensions provoquées par cette série de séquences concurrentielles, du moins chez la mère, déteint sur le début de conversation téléphonique entre elle et son conjoint : après les éléments minimaux d’ouverture du canal (allô/ . ouais) Justine fait part à son mari de l’exaspération que lui provoque le comportement de Chloé (ls. 58-6). Telle que nous l’avons vu à d’autres occasions dans ce foyer, les appels de coordination du soir sont également l’occasion pour Justine de mettre Eric au courant des problèmes éventuels dans la maisonnée.

Le deuxième tour de parole de Justine adressé à Eric est une demande d’information temporelle sur l’arrivée de ce dernier. Demande par ailleurs chargée du point de vue de la « coloration » de la situation à la maison, sur la base des interactions qui viennent d’avoir lieu, mais aussi de la tournure adverbiale utilisée par Justine : tu rentres bientôt là ?

La raison de son exaspération, c’est du moins notre hypothèse, réside justement dans la conjonction de deux phénomènes : le fait que les appels téléphoniques de coordination sont attendus, comme ici, au sein de situations marquées par la multi-activité et par le besoin pratique de définition(s) temporelles(s) de cours d’action multiples, d’une part ; le fait que les enfants, bien que généralement compétents dans le maniement des conversations téléphoniques, ne maîtrisent pas toutes les « normes conversationnelles » des adultes (Holmes, 1981)699, de l’autre. Ce qui a, ou peut potentiellement avoir, pour effet de prolonger indûment des échanges téléphoniques enfant-parent distant, au détriment de l’interaction et de la coordination parent à la maison-parent distant.

Le prochain extrait rend compte de ce phénomène dans une situation particulièrement délicate du point de vue de la multi-activité et des engagements qu’elle demande à l’adulte, dans un exemple paroxystique de gestion problématique d’appels téléphoniques entrants.

Notes
694.

Chloé commence probablement à bouger dès ce moment-là, mais nous ne pouvons que le supposer, par manque d’accès visuel (Justine couvre le corps de la fillette dans la seule prise de vue du salon ce lundi 21 mars 2005, premier jour d’enregistrement).

695.

Dans les extraits précédents, les tours étaient initiés par « tu me laisses répondre Chloé/ » et « attends . c’est moi qui réponds », le second étant suivi de la particule négative non, comme ici.

696.

A ce moment là de l’interaction, nous n’avons pas accès aux orientations mutuelles (corporelles et du regard) de Justine et Chloé et ne pouvons pas savoir si cette dernière s’oriente corporellement vers sa mère, par exemple.

697.

Ce souhait du jeune garçon s’exprime tout au long de l’appel téléphonique (ls. 36, 42 51 par ex.)

698.

Le fait que Justine associe la catégorie sociale papa à celle, pratique, de l’appelant, pour produire un account justifiant la mise à l’écarter d’Arthur (et les tentatives de mise à l’écart de Chloé, avant cela) est un dispositif catégoriel qui semble poser un certain nombre de problèmes à la gestion de l’interaction et en particulier de la prise d’appel, en particulier au regard des attentes, des droits impliqués : la catégorie papa est construite sur la base des relations de filiation bien plus que sur la base des relations entre époux. Ici le trait catégoriel pertinent, pour Justine du moins, concerne les relations entre « les deux membres exclusifs du couple organisateur de la vie familiale », trait qui ne saillit pas de la catégorie papa, familiale, filiale et affective par excellence. Du point de vue des dispositifs de catégorisation cet échange, ainsi que ceux qui présentent des caractéristiques similaires, mériterait une analyse à part entière que nous ne sommes en mesure de fournir ici.

699.

Il s’agit d’une étude sur des enfants allant jusqu’à huit ans d’âge. Des « failles » ou des manques sur le plan des compétences sont identifiés, tels que l’introduction du premier topic à un moment adéquat, la production de feedbacks adéquats, ou encore la complétion de paires de pré-clôture (Holmes, 1981: 106).