10.3.1.4. « j’en ai ras-le-bol » : un exemple paroxystique d’appels à contretemps

Dans cet extrait on verra que Justine attends l’appel téléphonique de son conjoint pour organiser la suite et le tempo de la soirée, à nouveau dans un contexte de gestion complexe d’activités multiples, propres et autrui. Ici la question de la proximité à l’appareil se pose à nouveau, Chloé étant dans le salon et Justine en cuisine. De plus, dans ce cas-ci les deux téléphones fixes du foyer sonnent en un intervalle de temps très court, le premier appel impliquant un échange problématique entre les participants, dont les effets se font sentir sur le second appel (l’appel de coordination proprement dit). Plus spécifiquement, on verra que la gestion d’une succession rapprochée de sollicitations extérieures à ce moment de la soirée peut fragiliser la maîtrise de soi chez l’adulte et fournir à l’enfant des ressources de taquinerie vis-à-vis de l’adulte.

PR - mardi 22/03/05 –18:53:51. Après un épisode conflictuel entre Chloé et Justine autour de l’impératif du lavage de mains avant de manger (Justine gronde Chloé qui semble afficher des mauvaises manières vis-à-vis d’elle), Chloé et Arthur regardent la télévision dans le salon alors que, en cuisine, Justine range des couverts. Des aliments cuisent sur deux fourneaux. Le téléphone fixe (France Télécom) sonne :

Au moment où le téléphone sonne, Justine vide le lave-vaisselle et range les couverts, dans la cuisine. Comme dans les cas vus précédemment, elle suspend ce qu’elle fait pour aller répondre700, tout en produisant une marque soliloquale de contrariété (l. 2). Une fois dans le salon, et voyant que Chloé se rapproche du téléphone, Justine produit un tour de parole qui cherche à stopper le mouvement de la fillette : celle-ci est prévenue par la mère, en utilisant un vocatif déjà observé dans des actes d’avertissement ou d’admonestation semblables (‘demoiselle Chloé/), du fait que c’est elle qui va répondre, ce qui exclut pragmatiquement Chloé de la catégorie des répondants potentiels.

Entre les ls. 5 et 8 on voit se déployer une séquence injonctive contestée. Chloé se plaint de la sommation à abandonner la prise d’appel (l. 6, en chevauchement, ce qui montre que Chloé anticipe l’intention de Justine avant même que celle-ci n’ait complété son tour). Mais face à la plainte, Justine poursuit son cheminement vers le téléphone et renforce la dynamique du tour. En réparation du chevauchement qui vient d’avoir lieu, elle reprend en partie la syntaxe du tour l. 5 (c’est moi qui (y vais)/ c’est MOI qui répond ), en produisant d’abord une spécification actionnelle (répondre vs y aller) puis en apportant une extension argumentative (je suis chez moi i c i) contestée par la fillette (l. 8)701. Justine prend l’appel, et, en cours de phase d’ouverture de la conversation, va en cuisine avec le combiné sans fil, demandant un bref répit à son interlocuteur (attends attends). Tout en s’excusant auprès de son père, Justine baisse le feu de la cuisinière, lui communiquant ensuite, en guise de justification, avoir trois trucs sur le feu en même temps. L’interlocuteur distant semble suggérer la possibilité d’appeler à un autre moment, mais Justine l’incite à poursuivre et à présenter le motif de l’appel702 tout en regagnant le salon. C’est là que la conversation téléphonique se termine quelques minutes après, suite à quoi Justine réinvestit la cuisine.

La tension entre Justine et Chloé autour de la prise d’appel ne se limite pas au conflit ouvert dont nous avons parlé quelques lignes plus haut. On la retrouve en effet dans la suite de l’extrait, également exacerbée par une conjonction de facteurs particulièrement éprouvante pour Justine : entre les lignes 18 et 21 la mère regagne la cuisine en exprimant publiquement et à deux reprises son exaspération. L’autre téléphone retentit (Freebox), quelques secondes seulement après la fin de l’appel précédent. Dépassée par les évènements elle prend sa tête entre les mains, exhale bruyamment, et énonce un des rarissimes jurons de tout le corpus ! Mais ne va pas répondre de suite. Justine prend son temps (comme si elle cherchait à s’apaiser) : elle contourne le lave-vaisselle, va vers la cuisinière, et remue la casserole sur le feu (plusieurs tours de cuillère). Lorsqu’elle est encore en train de mélanger/détacher les aliments, l’échange entre Chloé et l’interlocuteur distant prend fin et Chloé (pratiquement hors-champ) tend le téléphone à Justine, en l’enjoignant à le prendre et en l’appelant, à haute voix : tiens mama:n/. Notons qu’en milieu de ce tour Justine consulte sa montre. Au vu de l’heure, du téléphone utilisé, et dela durée relativement longue des échanges, Justine sait qu’il s’agit de son conjoint. Si la consultation de la montre constitue une appréciation horaire du temps présent elle permet également un profilage, un calcul temporel vers l’avant, destiné à projeter pratiquement la suite des activités.

Malgré l’exhibition sonore déployée par Justine pour signifier la suspension de son activité (ls. 29-30), ce qui projette une arrivée imminente dans le salon pour prendre l’appel, Chloé - après une seconde et demi d’attente - produit une nouvelle sommation : ben allez/. Cette tentative d’accélération du temps de réaction de la mère par la fillette semble engendre chez Justine un agacement supplémentaire (ls. 41-42). Et peut paraître comme une sorte de « provocation » de la part de l’enfant.

Sur son parcours vers le téléphone, dans le salon, Justine enjoint Arthur à baisser le volume de la télévision (manipulation que réalise elle-même dès la fin de son tour : ls. 45-46). Seulement après, Justine saisit le téléphone, vraisemblablement des mains de Chloé et initie l’échange distant avec son conjoint. Notons que, à aucun moment, il n’a été question dans cet extrait d’évoquer ni de demander l’identité de l’appelant.

L’effet des tensions provoquées par cette série de séquences, l’une concurrentielle, l’autre pressante, déteint sur le début de conversation téléphonique entre elle et son conjoint (Justine fait un compte rendu de la situation problématique à la maison). Puis elle clôt le topic, et passe explicitement le floor à Eric : bon \ je t’écoute/ excuse-moi Eric.Les excuses rendent compte rétrospectivement de la place non-préférentielle occupée par le compte rendu problématique dans le cadre de cet appel, dont le but est la coordination (réalisée ensuite sur plusieurs séquences).

Comme on le voit, le caractère temporellement inadéquat du premier a des conséquences au sein des activités du foyer, sur l’échange lui-même mais aussi celui qui le suit (avec Eric, auquel Justine fait un rapport du premier)703.

Ces analyses éclairement un phénomène plus global concernant la temporalité et des routines familiales. Du point de vue de Justine, le premier appelant (qui ne peut accéder perceptuellement à la situation distale) est tenu d’évaluer la pertinence de son appel au regard de ces connaissances pratiques. Ceci signifie notamment qu’il doit respecter certaines contraintes organisationnelles du foyer appelé. On voit que les décalages et les synchronisations entre appelants et appelés ne sont pas une simple question horaire : la concordance ou la discordance temporelles entre des acteurs proches (famille élargie, parents, etc.) impliquent des attentes normatives particulières qui soulignent l’importance du common ground cognitif et informationnel produit par les routines et les habitudes.

Nous allons aborder rapidement le dernier extrait qui montre une transformation du cadre potentiellement conflictuel entre Justine et Chloé, autour de la prise de l’appel téléphonique, en une séquence ludique.

Notes
700.

Contrairement à ce que nous avons vu en 10.3.1.1. et 10.3.1.3., le fait de ne pas être aux prises avec un processus de cuisson doté d’inertie, Justine pose ici l’objet qu’elle tient à la main et quitte immédiatement l’espace de la cuisine pour aller dans le salon.

701.

Le fait que Chloé conteste l’assertion de Justine n’est pas surprenant : la mère s’auto-désigne comme répondante téléphonique sur la base d’une revendication attributive du « chez soi » ; la catégorisation qui est ainsi faite de l’environnement est interprétée par Chloé comme excluante (un habitat qui serait plus individuel que familial) et donc contestée. D’un point de vue pratique, mais aussi cognitif et moral, cette assimilation entre légitimité du répondant et légitimité de l’habitant semble interroger la relation entre maîtrise de certains artefacts technologiques et dé/possession de l’écologie habitante.

702.

Sur les motifs des appels téléphoniques et les méthodes utilisées par les acteurs pour les introduire systématiquement dans la conversation, cf. Sacks, 1992 ; Schegloff & Sacks, 1973 ; Schegloff, 1986 ; Couper-Kuhlen, 2001, entre autres.

703.

La plainte concerne deux aspects temporels distincts : d’une part, le moment est mal choisi, Justine constituant les attentes du père comme étant par conséquence « déplacées » ; d’autre part, l’interlocuteur souhaité n’est pas présent et n’est jamais là avant huit heure du soir (ce qui est pourtant implicitement donné par Justine comme une information susceptible, ou plutôt, devant être connue). Une observation qui peut bien évidemment être interprétée tout autant comme une doléance vis-à-vis d’Eric : la plainte à propos du caractère temporellement inapproprié de l’appel fournit aussi une occasion de faire part au conjoint absent des conséquences concrètes du poids des contraintes et des responsabilités domestiques pesant sur Justine (celle-ci en fait référence à deux reprises auprès d’Eric, la seconde fois –avec l’utilisation du terme surbookée- n’ayant pas été transcrite ici).