10.3.2. Le tiraillement transformé en jeu : l’exemple qui confirme la règle ?

Il s’agit de l’appel d’un proche (ami ou parent) effectué après la phase de soirée analysée en 10.3.1.3. Eric est déjà rentré à la maison et prépare les éléments nécessaires à mettre la table pour le dîner, avec Arthur.

PR - 21/03/05 – 19:20:50 dans le salon une séquence de jeu entre Arthur et Chloé vient de se terminer : trop violent aux yeux d’Eric, le jeu est interrompu par celui-ci qui incite le jeune enfant à aller avec lui dans la cuisine pour qu’il l’aide à « emmener des choses » (mettre la table). Chloé proteste en appelant son frère, puis fait semblant de pleurer, couchée sur le canapé du salon :

Quelques instants après le retentissement de la sonnerie du téléphone, Chloé arrête ses pleurs théâtralisés et se redresse sur le canapé, alors que son frère cadet est en train de la rejoindre. Aux ls. 8-9 Chloé se tourne vers Arthur et verbalise le fait qu’un nouvel événement à lieu, et l’identifie (oh (.) c’est (le) téléphone), tout en descendant du canapé. Arthur comprend parfaitement l’orientation de sa sœur, déviant sa trajectoire d’une potentielle interaction avec elle et en allant vers la table. Justine, pour sa part, arrive dans le salon et se rapproche du téléphone en enjoignant Chloé à ne pas répondre (à cause des prises de vue, il est malheureusement difficile de savoir avec précision quand la mère devient accessible pour la fillette). Dans tous les cas, lorsque Justine se trouve à proximité de l’appareil Chloé est encore assez loin. Justine produit alors un tour amusé mais incompréhensible. Il est vraisemblable d’imaginer que la mère taquine sa fille avec le fait de l’avoir « dépassée » dans la course vers le téléphone. Chloé se retire à son tour en riant de l’espace à proximité du téléphone, celui à partir duquel on accède facilement à la prise d’appel (l’« aire téléphonique » en quelque sorte). La fillette produit toutefois un tour justificatif (j’ai pas répondu).

Le ton du premier tour injonctif de Justine (l. 12) est ferme mais moins tendu que dans les extraits précédents. Vu le tournant humoristique que prend l’interaction, avec des taquineries mutuelles entre Justine et Chloé, et vu le contexte plus global, on peut faire l’hypothèse que les enjeux autour de la prise de l’appel téléphonique du soir changent selon le type de gestion (plus ou moins dense, plus ou moins pressée par la temporalité de plusieurs cours d’action, etc.). Les moments à flux tendu « tendent » les interactions et les interventions sur l’environnement matériel et technologique. On peut imaginer qu’une fois les appels de coordination réalisés, le conjoint manquant rentré, la nourriture préparée et les bains donnés aux deux plus jeunes enfants, comme c’est le cas pour cet extrait, il n’y aura pas ou peu de tensions autour de l’appel. Nous n’en avons en tout cas pas observé.

Les interventions de Justine visent à contrer les tentatives de Chloé de prendre certains appels téléphoniques du soir. Ce faisant, la mère produit des catégorisations qui rendent illégitimes et répréhensibles les tentatives de la petite et qui positionnent ainsi la mère en tant qu’autorité parentale. Mais comment ces enjeux autour de qui répond au téléphone émergent au cours de la soirée ? A travers l’analyse de quelques extraits nous avons tâché de dégager les relations entre appels et contexte séquentiel, ainsi qu’entre appels et contexte actionnel, afin d’expliquer les différents degrés de tension ou de conflictualité.

Nous avons pris en compte, pour ce faire, l’agencement des artefacts technologiques et la manière dont celui-ci contribue à dés/ordonner la vie familiale dans l’espace domestique. Le « territoire » des pratiques téléphoniques semble en effet dessiné par des situations de tension plus ou moins ouvert et/ou prolongé. Parler de pratiques signifie d’examiner les distances et les phénomènes de régionalisation non pas uniquement en tant que spatialités matérielles ou objectivement mesurable mais surtout en termes d’engagement dans l’action. On a vu que la distance qui sépare Justine du téléphone est souvent trop importante. Cela est vrai sur deux plans : le plan spatial (elle est dans la cuisine ou de l’autre coté du salon) et le plan actionnel (elle est engagée dans un cours d’action complexe, impliquant des phénomènes d’inertie, etc.). Parallèlement, pour Chloé la distance au téléphone est souvent bien moins importante (lorsqu’elle regarde la télévision dans le salon, typiquement), à la fois du point de vue métrique que de celui de l’engagement actionnel. Nous pouvons dire donc que la gestion des appels téléphoniques se base sur l’imbrication située de rapports de proxémie, d’accessibilité au dispositif technique, et sur des rapports hiérarchiques entre cours d’activité. Et ce sur deux plans : une hiérarchisation assez massive de la prise d’appel sur l’activité en cours, d’une part, et une hiérarchisation des activités en cours dans le foyer, conséquentielle à l’appel, d’autre part.

Dans cette section sur les tensions, nous avons vu aussi comment des catégorisations sociales sont déployées à des fins pratiques, pour contrôler l’initiation d’une activité d’autrui, pour justifier ou défier des cours d’action impliquant des artefacts technologiques, etc. L’exploitation de catégories telles que « habitant chez soi » ou de paires catégorielles (plus ou moins explicité) papa-maman/conjoint-conjoint, ou adulte-enfant, rend compte d’identités familiales particulières car plus ou moins appropriées à l’accomplissement d’un certain cours d’action.