Conclusion

Si en AC le téléphone est généralement pris comme un autre outil pour l’analyse du parler-en-interaction (Schegloff, 2002 : 293), la question du lien entre la structure du parler-en-interaction et les propriétés technologiques du téléphone, le replacement de l’analyse du parler-en-interaction dans son contexte normatif (respect des horaires de la vie commune, questions de coût, etc.) et technologique, est plus rarement abordée (c’est le cas de Relieu, 2002 ; Hutchby et Barnnett, 2005 ; Arminen, 2005, par ex.). Nous avons tenté de le faire ici pour rendre compte de la complexité, en même temps que de le caractère méthodique de certains procédés organisationnels observés dans notre corpus.

Ce chapitre a abordé des appels téléphoniques de coordination systématiquement réalisés le soir entre les membres du couple parental chez les PR. Des appels structurants de la temporalité et du caractère routinisé des activités domestiques. Les principales caractéristiques des phénomènes examinés peuvent être résumées ainsi : a) les procédés de re-contextualisation étudiés ici configurent le contexte « post-appel » comme une phase d’action soumise à des changements considérables, auxquels doivent faire face les membres. Rétrospectivement, le contexte « pré-appel », souvent caractérisé par une multi-activité, devient comparativement vulnérable et susceptible d’être modifié au profit d’une priorité collective. Une asymétrie existe entre les membres dans la définition ultime des contextes d’action et dans le maniement des ressources structurantes, exploitées dans l’environnement, aux fins de l’organisation et de la gestion des actions. L’adulte finit par imposer son orientation à l’ensemble des participants, c’est à dire aux enfants, bien que cela exige de lui un important travail interactionnel d’ajustement et de temporisation. Ainsi, examiner les procédés de redéfinition du contexte domestique permet de décrire les activités familiales en tenant compte de leur caractère à la fois situé, contextuelet routinisé. De cette façon, laroutinisation ne peut être abordée comme résultat d’actions répétées, machinales et tacites mais dynamiquement, comme un accomplissement quotidien, éminemment public, situé et astucieux, que des « opérations » telles que les procédés de recontextualisation contribuent à stabiliser dans le temps.

Au-delà de la fonction informationnelle présente dans l’échange entre participants distants, les appels de coordination sont donc traités de manière opportuniste et située en tant qu’évènements-pour-l’organisation : ils contribuent en effet à changer le contexte, c’est-à-dire à (ré)évaluer et re-conduire le flux des activités des membres co-présents et distants, aux fins du déroulement ordonné des activités collectives de la soirée, en particulier en relation à la consommation du dîner. Celui-ci est ainsi constitué dans l’interaction et afin de résoudre des problèmes pratiques, comme un événement important dans la vie quotidienne de cette famille.

Le téléphone est une technologie constitutive de nombreuses pratiques, allant au-delà des aspects communicationnels, et rendant compte d’enjeux et de tensions émergeants. De ce point de vue, il s’inscrit dans le contexte dynamique de la vie familiale dans l’espace domestique. Un espace collectif certes, mais qui ne présuppose pas des activités collectives, des participations symétriquement distribuées : nous avons vu ici différents droits et obligations concernant qui répond au téléphone. Réflexivement, la vie familiale est imbriquée dans un espace matériel qui est constamment ré-signifié et ré-configuré selon la manière dont le participants s’y prennent pour mener à bien leurs activités.

Une fois que retentit la sonnerie du téléphone et/ou une fois que les appels sont terminés, les activités en cours au moment de l’appel sont arrêtées ou suspendues, et ce aussi bien pour la mère que pour d’autres co-présents. Les participants s’orientent vers les appels avant que la communication inter-personnelle vocale ne soit techniquement établie et après qu’elle ait pris fin. Ceci pointe quelques caractéristiques des communications téléphoniques :

a) la nature prospective ou interruptive des appels en tant qu’évènements venant redéfinir, suspendre ou arrêter un cours d’action donné. De ce point de vue, les composantes séquentielles d’un appel téléphonique en tant qu’événement social sont rendues reconnaissables par les personnes présentes dans l’environnement d’un « téléphone qui sonne » : elles s’engagent dans différentes analyses afin de déterminer qui doit répondre, comment et quand ;

b) C’est à dire, comme le soulignent Schegloff (1986) ou Maynard & Clayman (1991), que la sonnerie (the summons) est elle-même un objet socialement assemblé concernant les actions responsives qu’elle implique de la part du destinataire. La sonnerie du téléphone, loin d’être un simple signal sonore, est donc une expérience rendue « vivante » par des procédés méthodiques (Maynard & Clayman, 1991), et son ordre intrinsèque est transformé en objets signés, au sens de signifiants (signed). Faire du téléphone qui sonne un événement pour une action à venir dépend de la manière dont les participants, toujours engagés dans une activité donnée au moment de l’appel, le constituent en un fait saillant, en une « figure » se découpant sur un « fond ». Si le téléphone est une sollicitation adressée à quiconque ou bien à personne en particulier, ceci résulte des activités des participants qui, à chaque occasion provide for just how the phone is ringing (ibid. : 402). De ce point de vue, un téléphone qui sonne n’est pas un stimulus uniforme et indépendant du contexte mais résulte d’un travail incarné et situé dans une situation sociale ;

c) Ainsi, le fait que celui ou celle (ou ceux) « à qui » le téléphone s’adresse dépend de la façon dont un acteur, de concert avec les autres, forge l’environnement social au sein duquel a lieu l’événement. Tel que le remarquent Maynard & Clayman (1991), et tel que nous l’avons vérifié dans notre corpus, ce processus peut inclure les phénomènes suivants :

  • la manière dont on s’oriente catégoriellement vers l’environnement (est-ce sa propre maison, un bureau, la maison ou le bureau de quelqu’un d’autre, un domaine public ?)
  • les informations données, les « notifications » disponibles avant ou pendant la sonnerie (« c’est untel, ça »)
  • les sollicitations/summons se distinguent, selon que l’on passe un appel ou que l’on en reçoive un, en sollicitations vers l’extérieur (les sonneries que l’on entend à l’autre bout du fil quand on appelle quelqu’un, ou outgoing summons) ou vers l’intérieur (ingoing summons)
  • la multiplicité des attentes existantes, selon le type de relation entre les parties distantes, en co-présence mais aussi selon les engagements locaux des uns et des autres au moment de l’appel

d) la sonnerie enjoint de répondre (Schegloff, 1972). Si l’avènement de la téléphonie mobile implique un changement radical de la texture performative de l’accessibilité téléphonique (Licoppe, 2010), la vulnérabilité des situations aux appels est dans notre corpus assez « classique ». Nous observons dans nos données ce que Licoppe appelle la crise de la sommation qu’impliquent nos modes de vie connectés. Ceux-ci demanderaient à la fois de répondre, d’être disponibles et réactifs, d’une part, et d’être soi, de « pouvoir se réaliser dans un souci d’authenticité », créant une tension constante (ibid.). Or, la pertinence soudaine de l’artefact par rapport à l’activité en cours constitue une occurrence porteuse d’effets performatifs : l’acteur-réseau articule la manière dont les personnes et les choses peuvent apparaître, et les effets performatifs de ces appariations (ibid.) ;

e) les contenus informationnels (échangés ou potentiels) conditionnent le timing des cours d’action de l’ensemble de la maisonnée, et leurs différentes modalités, au point qu’ils sont méthodiquement rendus publics par le téléphoniste, qui les transmet aux co-présents (sous forme d’accounts, de comptes-rendus, de verbalisations, de « retransmissions », de plaintes, etc.) ;

f) la publicisation de l’information échangée pendant l’appel s’inscrit plus largement dans des pratiques de publicisation quasi-constante du déroulement des activités et de leur dynamique spatio-temporelle : une fois que le téléphone sonne on s’oriente vers la prise d’appel de telle manière que les formats de participationsont susceptibles de changer, que les co-participants font (ou sont tenus de faire) des interprétations et des inférences sur le degré de légitimité vis-à-vis de la prise d’appel, ou encore sur le degré de disponibilité pour la prise de l’appel, etc. Ces déploiements établissant ou défiant des frontièresspatiales particulières

  • ces configurations spatiales sont produites – outre que par des pratiques langagières – par des positionnements et des trajectoires corporels (Relieu & Olszewska, 2004) par lesquels les attentes et les intentions peuvent être rendues intelligibles (Kendon, 1985). Ces orientations corporelles, articulées de manière récurrente à certains déplacements et manipulations d’objets et d’artefacts technologiques permettent aux participants de « lire » la dynamique des cours d’action des membres en co-présence, et d’en anticiper certains engagements et désengagements.
  • ainsi, l’espace domestique n’est pas fixe ou simplement découpé en « pièces » : il est re-configuré quotidiennement par les conduites qui opèrent des régionalisations (Giddens, 1987), c’est-à-dire des procès de zonage de l’espace-temps en relation avec les pratiques sociales routinisées (ibid., 173).

g) L’existence d’une asymétrie entre adultes et enfants au regard de la manière dont ils traitent les différentes qualités de temps de la journée ; ceci ouvre à la question de la membership et de son acquisition : puisque devenir un membre à part entière implique non seulement une participation aux relations sociales mais aussi l’utilisation de procédés et de technologies « appropriés » aux processus de production de la communauté (Lave & Wenger, 1991), il faut interroger le rôle socialisant de certains procédés que d’aucuns borneraient au rang de « simplement logistique »

  • la façon dont la mère établit des cadres de participation particulièrement contrôlés autour des appels téléphoniques pourrait faire penser à des méthodes draconiennes. Or, tel qu’il a été observé dans d’autres études sur la vie domestique (cf. état de l’art, chapitres 4 et 5), il apparaît que la mère occupe un rôle central dans la gestion de l’organisation familiale et, en cette qualité, elle transforme le téléphone en un « système organisationnel » : l’artefact, ses fonctionnalités et potentialités deviennent un point de référence (Harrison & Dourish, 1996) physique, technologique, interactionnel, temporel
  • on parle de système organisationnel parce que l’information pertinente à l’organisation de la soirée est : élaborée et intégrée dans une dynamique plus globale, coordonnée par la figure centrale de la mère ; contribue à la mise en œuvre de modalités actionnelles ; publicisée de manière à ce que l’ensemble des co-présents puissent inférer à la fois la suite attendue des actions et le degré de disponibilité du membre directeur

h) l’imbrication de l’asymétrie appelant-appelé avec la duplication des lignes téléphoniques : l’appelé ne connaît pas l’identité de l’appelant sur la ligne/artefact « tout public », et bien qu’il la connaisse sur la ligne/artefact « exclusif-confidentiel » cette exclusivité est susceptible d’être affaiblie (par le fait que le nombre de personnes connaissant le numéro confidentiel ne peut qu’augmenter, par exemple). Un certain type d’interface et de design des sonneries permet d’alléger le poids cognitif et moral associé à la forme d’apparition téléphonique, en préparant par avance le « paysage de notification » (Licoppe, 2009), avec différentes sonneries pour différents utilisateurs, notamment. Chez les PR le paysage de notification est dual d’un point de vue perceptif mais équivoque d’un point de vue nominatif.

Pour terminer, revenons à la question du contexte. Nous avons essayé de suivre, bien qu’à des degrés différents, les trois propositions faites par Goodwin et Duranti (1992), à savoir approcher le contexte à partir de la perspective des acteurs en train d’agir dans le monde dans lequel ils se trouvent ; mettre en relation l’analyse du contexte et l’étude des indigenous activities que les participants utilisent pour constituer les mondes sociaux, culturellement et historiquement organisés, qu’ils habitent ; reconnaître la plasticité et la multiplicité des contextes de la vie sociale, susceptible de changements dynamiques et rapides.

L’apparition médiatisée d’autrui instaure un ordre séquentiel, projette des attentes de réponse, et constitue immédiatement un système de préférences pour les réponses possibles : comme le rappelle Licoppe (2010), l’occurrence perceptive qui inaugure l’apparition d’autrui dans l’environnent d’ego est produite et traitée comme une action sociale, comme un premier « coup » - au sens goffmanien de move- dans une séquence interactionnelle. Circonstance de sollicitation, de demande, d’invitation, d’injonction, d’alerte, de sommation, etc. (une apparition pouvant être configurée et traitée de sorte qu’elle accomplit une ou plusieurs de ces actions). En ce sens, ces apparitions constituent des évènements performatifs, reconnaissables comme des actions sociales d’un certain type, produisant des sujets pris dans certains types de positions et mutuellement obligés, projetant des attentes de réponses, constituant immédiatement un système de préférences qui s’appliquent aux réponses possibles, les réponses effectivement produites étant plus ou moins intelligibles et justifiables par rapport à cette organisation séquentielle et cet ordre normatif (ibid.).

De ce point de vue, l’introduction de services innovants - dont l’objectif serait celui de supporter et de faciliter les pratiques domestiques - doit tenir compte à la fois du caractère méthodique et de la nature essentiellement située de l’organisation ordinaire. Les appels téléphoniques du soir chez les PR pourraient paraître défaillants du point de vue du génie en télécommunications, par exemple. Néanmoins, les informations concrètes sur les horaires ou les moyens de transport données par le père ne sont pas le seul objet des appels : ils donnent aussi l’occasion de se plaindre, de faire des accounts sur la situation à la maison, de consolider le lien inter-couple, etc. Ce qui serait gommé si l’on disposait d’un système peut-être plus efficace du point de vue informationnel, et/ou moins intrusif, qui contournerait le besoin d’échange synchrone, par exemple, mais qui serait peut-être moins pertinente pour les membres du point de vue de la performativité de l’action sociale, de sa pertinence socio-pratique, éthique, interactionnelle, affective, etc.

Chez les PR, les appels du soir concernent moins le un-à-un, l’individualisme en réseau que le un-à-plusieurs, ou, mieux, le un-à-foyer. De ce point de vue encore, l’espace domestique comme espace collectif pointe le fait que la maison fonctionne en tant que centre de coordination. Etudier les interactions distantes en termes d’effets sur les interactions proximales est une façon pertinente de décrire certaines textures contextuelles (Lynch, 1999) propres aux temporalités et aux pratiques de coordination à la maison.