Les donneurs de temps : ressources langagières, corporelles, cognitives et écologiques

Notre travail s’est penché sur une gamme d’actions qui jouent un rôle fondamental dans la coordination, gestion et contrôle des affaires familiales. Les verbalisations d’action, les annonces, les évaluations, les séquences de tests de la situation, les séquences directives, les sollicitations, les injonctions, les rappels, les « contrats d’activité », les tactiques de diversion et les négociations en tout genre contribuent à construire l’action dans le temps.

En linguistique on étudie généralement la temporalité du point de vue des contraintes linguistiques et pragmatico-référentielles qu’elles imposent à la syntaxe. Dans leurs situations quotidiennes, les participants que nous avons observés mobilisent des ressources que ce type d’approche ne décrit que très partiellement. Aborder un énoncé tel que « après celui-là on éteint », par exemple, exige que l’on se penche non seulement sur les marqueurs grammaticaux ou pragmatiques de temporalité ou d’aspectualité, mais aussi sur les repères sur lesquels s’appuie la rationalité de l’énoncé. Cela implique d’identifier la manière dont le système grammatical et les ressources intrinsèques de l’action se configurent mutuellement, rejoignant ainsi l’idée de dessiner la carte des liens entre processus matériels et processus sémantiques, entre processus formels et processus praxéologiques, entre formes et actions.

Le langage n’est pas la seule ressource qui est ainsi mobilisée : parmi les ressources incorporées ou incarnées, nous avons identifié les jeux des regards pris dans l’organisation des actions conjointes, l’articulation signifiante du verbal et du corporel, du vocal et du corporel, du verbal/vocal et du manipulatoire, du verbal/vocal et du cinétique. Le corps est une arène spatio-temporelle de l’agir humain, dont on se sert comme, et que l’on interprète comme, un trait sémiotique de l’action en train de s’organiser. La fonction sémiotique des corps en mouvements et en interaction concerne également des objets que les corps manient ou consomment de manière intelligible.

Parmi les ressources cognitives, nous avons identifié la capacité à faire des diagnostiques de la situation, à planifier, à anticiper, à mémoriser, à prendre des décisions, à s’appuyer sur l’environnement, à déléguer à autrui, à mettre en relation des cadres et des horizons différents, à faire des typifications, et des calculs temporels. Que l’on puisse compter suppose un certain degré de typification car un acte doit être saisi comme un genre d’actes susceptible d’être comparé à d’autres lui ressemblant, et donc d’être potentiellement reproduit. Ainsi, aucune activité menée par des acteurs et rendant accountable leur propre comportement ne saurait échapper à la mesure. Pas de rationalité sans mesure, pas de mesure sans valeur. De ce point de vue, lorsque les acteurs organisent leur vie de tous les jours ils s’adonnent à des activités qui sont en même temps des qualifications et des quantifications (des qualculs). Ce type d’opération n’apparaît pas soudainement mais est disséminé tout au long de l’expérience. Les habitants des foyers que nous avons étudiés déploient ainsi différents niveaux d’une cognition temporelle distribuée socialement et écologiquement, mais aussi historiquement.

Parmi les éléments matériels de l’environnement qui jouent un rôle important dans cette cognition située, nous avons identifié des artefacts temporels standardisés, des artefacts et des médias ainsi que des objets et substances. L’ordre temporel qui résulte d’un travail interactionnel constant de la part du collectif organisateur est ancré et prend appui autant dans l’environnement spatial que dans les infrastructures techniques et les flux matériels de la maison. C’est une autre conclusion importante de notre étude. Configurés en tant que donneurs de temps, les artefacts et les objets usuels qui exhibent une durée prévisible ou empiriquement reconnaissable rendent disponibles des unités de mesure et des balises permettant un ordonnancement temporel endogène, une logique temporelle qui fait sens pour l’ensemble des membres de la famille. La matérialité est ainsi exploitée pour gérer les activités qu’elle supporte. Le statut de donneur de temps, implémenté dans certains scripts et caractéristiques physiques, est moins donné par la matérialité que construit dans et par les usages. Ces derniers, du reste, font une place de premier ordre aux « vielles » technologies telles que la télévision ou le téléphone fixe, et aux objets usuels.