Des pistes de réflexion pour la conception et l’innovation

En vue de la réflexion sur la conception technologique, la complexité des pratiques ordinaires observées, et dont nous venons de récapituler les principales caractéristiques, demande à ce que l’on écarte le scénario de la maison comme espace confiné, le scénario de l’utilisateur individuel ou encore celui qui opposerait le pôle des corvées et de la recherche d’efficacité au pôle du dolce far niente.

Certes, nous avons observé des moments de loisir, d’une part, et des orientations vers l’optimisation du temps, de l’autre. Mais même les aspects les plus « gestionnaires » de la vie familiale sont imbriqués dans une orientation plus globale vers le maintien du lien, vers las besoins quotidiens et vers les impératifs de coordination qu’imposent les actions nécessaires à subvenir. Temporellement située, et temporellement contrainte, la famille est pourvoyeuse de soins et de « services », génératrice d’une infinité de transactions avec le monde mais aussi de relations, d’expériences et de sens sociaux multiples dont il s’agit d’appréhender les détails.

Bien que les activités soient indissociables des procédés qui les organisent, il semble utile, au vue de la réflexion sur la conception technologique, de distinguer les notions d’activité accomplie et celle de procédé d’accomplissement. La distinction entre ces deux niveaux permettrait d’identifier les traits les plus « informationnels » de l’action serait et représente à nos yeux une piste de réflexion adéquate.

En effet, comme le proposent certains modèles, on peut distinguer pratiques dispersées et pratiques intégratives. Les premières sont des traits transversaux communs à de multiples activités et incluent des pratiques telles qu’enjoindre, accepter/refuser, négocier, décrire, justifier, segmenter, mesurer, etc. Les secondes sont des faisceaux de pratiques qui constituent des activités reconnaissables, telles que s’occuper des enfants ou faire à manger, et que les membres du collectif organisateur décrivent aisément. Les pratiques intégratives exhibent des combinaisons particulières de pratiques dispersées reliées par des buts pratiques et par des infrastructures matérielles particulières. Les pratiques dispersées dont nous venons de parler sont fondamentalement cognitives et communicationnelles. Certaines sont plus performatives que d’autres, cherchant à modifier nettement les comportements, alors que d’autres sont plus descriptives, bien que dans certaines situations la description ait une force et une efficacité performative importante. Pour ces dernières, une modélisation en vue de l’intégration à un système informatique semble davantage réalisable.

Il est évident qu’un système informatique, tout « interactif » qu’il soit, ne peut substituer les acteurs dans la réalisation des pratiques intégratives : le care, par exemple, est une affaire d’humains et d’hybrides fondamentalement pilotée et rendue sensée par les humains et leurs rencontres mutuelles. On pourra difficilement modéliser l’intelligence organisationnelle, ni la temporalité distribuée. Plus humblement, certains procédés des pratiques dispersées sont des affaires distribuées entre humains et hybrides (ces derniers se voyant attribuer, par délégation, un certain nombre d’opérations). On imagine que certaines informations peuvent être utilement proposées par un système technique afin de marquer un balisage temporel, par exemple, et que cette information pourrait être véhiculée par des objets, surfaces ou artefacts divers, pourvu qu’elle n’échappe pas au contrôle des acteurs. Au regard de l’importance que revêt la mise en intelligibilité de l’organisation des activités, leur marquage et segmentation publics, etc., une recommandation consiste à réinterroger l’idée selon laquelle les systèmes informatiques destinés aux foyers doivent être invisibles, intégrés à l’espace. Sur un plan plus théorique, nous nous interrogeons sur la pertinence de systèmes informatiques qui agiraient sans « coupures », ou sans « coutures », avec l’environnement, qui fonctionneraient avec une logique opposées à celle des acteurs sociaux.

Certaines recherches en UbiComp, faisant écho à ce que nous avons abordé plus haut à propos des deux types de schémas de l’action sociale, proposent de distinguer entre tâches de reconnaissance d’activité en train de se faire et tâches de reconnaissance d’activité achevées. Alors que les secondes se focalisent sur des activités complètes et correspondraient, de ce point de vue, à une perspective externe sur les activités, les premières partiraient d’un intervalle de temps et chercheraient à découvrir quelles activités vont y avoir lieu. Cette distinction permettrait d’éviter l’épineuse question de la segmentation des activités et rendrait le système davantage capable de s’ajuster à des contextes complexes.

De plus, une trop grande proactivité créerait de notre point de vue un problème physique, visuel et surtout acoustique. Nous avons vu que dans les deux foyers observés l’activité et sa structuration sont annoncées, expliquées, explicitées, négociées, mais aussi parfois simplement dites, au sens de « émises » (ou broadcasted). C’est ce dont rendent compte en particulier les pratiques de verbalisation de l’action. Dans ce type de contexte, en partie comparable à ceux qui caractérisent les centres de coordination dans le monde du travail, certaines modalités des systèmes d’informatique ubiquitaire seraient au mieux inaudibles, au pire, intrusives et cacophoniques.