Supporter l’intelligence des activités et des acteurs

Notre enquête permet d’explorer les usages et de formuler quelques recommandations générales vis-à-vis de l’innovation destinée à l’espace domestique. A la lumière des résultats et des réflexions issues de notre travail, il paraît que les nouveaux paradigmes technologiques devraient se limiter à supporter l’intelligence des activités et des acteurs, et ne pas chercher à s’y substituer. Aussi, il semble pertinent de chercher à produire, comme le propose un certain nombre d’auteurs en STS, des connaissances et des objets en privilégiant la localité, en valorisant l’hétérogénéité des systèmes techniques et leurs intégrations bricolées et inventives, revendiquant ainsi le caractère nécessairement partiel et incarné de la recherche et de sa vision du monde.

Dans cette perspective, les systèmes interactifs innovants ne devraient pas se proposer de rendre plus efficace l’organisation du quotidien ni de promouvoir une sophistication ou une démultiplication d’éléments techniques. Et ceci au moins pour deux raisons, une générale et une spécifique. La première est que si l’on agrandit l’échelle de la société en démultipliant les hybrides (dont l’informatique est un exemple prototypique), on redéfinit nécessairement le corps social, les sujets comme les objets. La seconde raison, liée à la première, est qu’un des objectifs de l’informatique ambiante ou ubiquitaire est de s’intégrer à l’environnement par solubilisation, en interagissant avec les utilisateurs de telle façon qu’ils ne s’en aperçoivent pas, ou peu. Or, le travail de mise en sens et de mise en ordre que nous avons pu observer est un travail constamment publicisé. Les frontières actionnelles, participationnelles et temporelles sont constamment marquées et négociées par les membres des familles. C’est une réalité antithétique de la logique d’interaction « sans coutures » que propose l’informatique ubiquitaire.

Le temps n’est pas un cadre général mais le résultat provisoire de la liaison des êtres. Le temps est un mode de rangement pour lier des éléments et des événements ; il est donc l’effet des pratiques et n’existe pas sans elles. Les qualités de ce temps, de cet espace-temps, sont autant de façons de vivre ensemble. Dans cette perspective, il ne paraît pas inutile d’insister sur la nécessaire valorisation des temps et des engagements essentiels à la vie de nos sociétés, comme l’est de manière évidente le temps de l’action collective à la maison.

Il est impérieux, de notre point de vue, d’aborder le temps social et la coordination en tenant compte des façons de faire et de dire, de la multiplicité des rythmes, du caractère tridimensionnel de l’action, des durées propres aux pratiques et aux usages mais aussi des sens sociaux et des enjeux moraux qui transpirent de toute pratique organisationnelle et langagière. Nous espérons que la démarche et les résultats présentés ici pourront ouvrir des pistes de réflexion et apporter quelques recommandations aux concepteurs. Enfin, nous espérons aussi pouvoir contribuer au débat, certes plus large, sur la nécessité d’une régulation de la prolifération des hybrides dans nos sociétés, qui nous rendrait - chercheurs, citoyens, utilisateurs, parents, enfants, habitemps - plus attentifs aux détails et aux besoins de la vie quotidienne et peut-être, aussi, plus responsables.

« Soigner, donner des soins, c’est aussi une politique. Cela peut être fait avec une rigueur dont la douceur est l’enveloppe essentielle. Une attention exquise à la vie que l’on veille et surveille. Une précision constante. Une sorte d’élégance dans les actes, une présence et une légerté, une prévision et une sorte de perception très éveillée qui observe les moindres signes, c’est une sorte d’œuvre, de poème (et qui n’a jamais été écrit), que la sollicitude intelligente compose ».
Paul Valéry, Extrait de Politique organo-psychique, in Mélanges, 1957 (La Pléiade)’