2. Du temple au palais : de Deimel à Diakonoff

À Kish, les tombes à chars ne sont pas associées à la fonction royale ; pour les fouilleurs, les pratiques funéraires ne sont pas une priorité comme le montre la publication, et la fonction des individus ou le rôle des chars ne sont pas évoqués. Par la suite, Moorey évoque rapidement la fonction royale associée au char en comparaison des chars des tombes d’Ur195. Les découvertes funéraires de Mari ne suscitent pas non plus une interrogation de la part de Parrot sur la présence ou l’absence de tombes « royales » dans une ville royale en comparaison aux découvertes contemporaines d’Ur ; les tombes du temple d’Ishtar sont présentées comme des tombes plus « luxueuses » que les autres. Leur localisation a sans doute joué un rôle dans leur interprétation puisque les tombes « royales » sont associées au « palais » ou regroupées en cimetière196.

Le travail méthodologique et analytique de Woolley à Ur, dans le Cimetière Royal, l’a conduit à essayer de comprendre le rôle de la représentation royale dans les Tombes Royales d’Ur197. Pourtant, son opinion est loin de faire l’unanimité ; plusieurs hypothèses suggèrent que ce sont des prêtres, des prêtresses ou des individus engagés dans des rituels de fertilité198. Moorey identifiait ces individus comme des représentants du Temple de Nanna. La difficulté reposait en partie sur le caractère exceptionnel et fastueux des tombes, c’est d’ailleurs l’un des arguments de Moortgat pour justifier des pratiques exceptionnelles liées au rite de Tammuz199. Néanmoins, ces interprétations sont le fruit d’une certaine vision du pouvoir et des fonctions attribuées au souverain200. Le temple est identifié en tant qu’une composante structurante de la société mésopotamienne des IVème-IIIème millénaires, d’un point de vue économique et religieux, au travers des structures monumentales reconnues à Uruk, par exemple, comme des temples. Ainsi, la notion de « roi-prêtre », personnage aux fonctions spirituelles et temporelles, s’élabore.

Deimel justifie cette interprétation sur la base des archives de Girsu201. L’État et l’économie étaient gérés par le temple, le roi faisait office de grand prêtre et d’homme politique. Falkenstein précise que le roi vivait à l’origine dans le temple en tant que prêtre et administrateur des biens. La création du palais é-gal marque une volonté du dirigeant pour se démarquer du temple, avec la mise en place d’un prêtre spécialement chargé des fonctions cultuelles. Une séparation progressive s’établit entre le pouvoir religieux et le pouvoir politique.

Pour Jacobsen l’évolution est plus complexe ; elle réside dans la différentiation des termes En et Lugal, le roi, et des fonctions qui leur sont attribuées. L’En avait un rôle cultuel, notamment dans les cérémonies du Mariage Sacré lorsque les divinités poliades étaient des déesses. Il résidait dans le Giparu (la résidence des prêtres) ou, lorsqu’il avait un rôle politique, dans le palais, ce qui n’arrivait pas lorsque l’en était une femme. Le Lugal avait, lui, un rôle séculier uniquement. Sa résidence, semblable au temple, prit un aspect public de palais202. Il existait donc une différenciation des pouvoirs, avec une certaine ambiguïté cependant sur les attributions politiques et religieuses de l’en. Selon Jacobsen l’évolution de la structure politique s’opère par un passage d’un système de type démocratique à un système oligarchique. Ce dernier se caractérise par la concentration des pouvoirs dans les mains d’une seule personne à la tête d’une entité politique, la « Cité-État », en compétition avec les autres entités régionales203. Auparavant le système dit « démocratique » était fondé sur des assemblées « d’anciens », composées des chefs de familles importantes, contrôlant le roi. Ces assemblées lui votaient son pouvoir, lors de situations exceptionnelles, mais pouvaient également le lui retirer ; cet office était désigné sous le terme sumérien de bala. La royauté pouvait alterner entre différentes cités et leurs dieux titulaires204. Dans le texte de l’Enuma Eliš, le nouveau roi doit être reconnu à Nippur par le dieu Enlil205 ; dans les hymnes royaux des périodes Ur III et Isin-Larsa, le roi était nommé par le dieu titulaire lors d’une assemblée des dieux se tenant à Nippur.

La représentation de la société, centrée sur le temple et le « roi-prêtre », est remise en cause. De nouvelles orientations206 mettent en évidence l’existence de la propriété privée ; les terres étaient partagées entre le palais, le temple et des personnes privées207. L’évolution du système économique est marquée par le passage des villages aux cités, plus ou moins importantes, vivant de l’agriculture208. La royauté serait issue de changements proprement économiques et politiques209. L’abondance d’archives économiques a permis de déterminer les transformations de la société et les mécanismes de représentations royales : les archives d’Ebla, découvertes en 1975, ont apporté des précisions sur la gestion des subsistances et de tous les mouvements économiques par le pouvoir royal210, complétant les archives de Mari.

La nature de la royauté et du roi est toujours discutée et la situation, pour Edzard semble bloquée211 d’un point de vue historique. La nature semi divine est partie intégrante de la fonction royale, d’un point de vue idéologique et politique. Le roi n’est plus assimilé au « roi-prêtre », mais il a une fonction religieuse essentielle autant que politique ou militaire : c’est l’image du « roi idéal » présentée par Kramer212.

L’analyse des données funéraires en archéologie est restée globalement superficielle, malgré une documentation consistante. Les méthodes de Woolley et le traitement de tous les aspects des sépultures sont exceptionnels213. Le matériel est pris en compte comme un élément de datation, un témoin culturel, voire un témoin de la présence d’une population nouvelle ; son interprétation dans le contexte funéraire est limitée à la croyance du voyage dans l’au-delà. Les descriptions des sépultures sont formelles (orientation, type de tombe) mais les analyses anthropologiques (sexe, âge) sont limitées214. Nous pouvons constater que les pratiques funéraires sont détachées de leurs contextes sociétaux ; les aspects théoriques sur les pouvoirs en présence, l’émergence des pouvoirs ou la place des représentations funéraires de prestige dans la manifestation de pouvoir ne sont pas développés. Dans le cas du Cimetière Royal, Woolley établit la magnificence des pratiques royales sans s’interroger parallèlement sur leur évolutions jusqu’à l’établissement des Mausolées et sur les changements sociaux et idéologiques inhérents à ces différences.

Pourtant, de son côté, la sociologie s’est déjà interrogée sur la mort, ses pratiques et ses représentations dans les sociétés. L’archéologie s’est orientée vers des reconstitutions historiques.

Notes
195.

Cf. supra p. 35, n.153. Moorey 1966 : 43 ; Gibson 1974 : 42.

196.

Alalakh : Woolley 1955 ; Tell Mishrifé-Qtana : Du Mesnil du Buisson 1934.

197.

Mallowan 1960 : 10.

198.

Smith 1928 ; Woolley 1934 : 40 ; Contenau 1931 : 1851-1852 ; Moortgart 1949.

199.

Moortgart 1949.

200.

Labat R. 1939, Le caractère religieux de la royauté Assyro-Babylonnienne, Paris ; James 1948.

201.

Glassner 1993.

202.

Jacobsen 1957 : 107-108, n. 32.

203.

Jacobsen 1943 : 159-172.

204.

Jacobsen 1943 : 166, 170.

205.

Jacobsen 1943 : 167-172. L’auteur fait référence aux textes de « L’épopée de Gilgameš » (165-166), « le mythe d’Adad », CT, XV, 3 (167), « l’Enuma Eliš », et « Lamentation sur la destruction d’Ur » (171-172. Cf. Kramer, Lamentation over the Destruction of Ur, AS, 12, 1940). Jacobsen 1957 : 100-105, l’auteur se porte en faux contre Falkenstein sur le pouvoir même des assemblées auxquelles ce dernier attribue un rôle uniquement consultatif. Mais les auteurs conviennent mutuellement de la comparaison possible entre les assemblées civiles et les assemblées divines.

206.

Diakonoff 1974 : 6-16 ; Gelb 1965.

207.

Gelb est cité dans Glassner 1993 : 13 (« On the alleged Temple and State Economies in Ancient Mesopotamia », Studi in Onori di Edouardo Volterra, Rome, 1969, t.6 : 137-154) ; voir Gelb 1965.

208.

Jacobsen soutient que l’accroissement des cités est basé sur une agriculture irriguée à grande échelle (1957 : 97-98). Des prospections ont montré que la pratique n’existait pas à cette époque et qu’une centralisation n’avait pas lieu d’être. Oates soutient également la thèse d’une « société hydraulique » (Oates 1977 : 481). Cette expression est tirée d’un ouvrage de Wittfogel, paru en 1957, Despotisme oriental, dans lequel l’auteur développait la thèse qu’à l’origine les « despotismes orientaux » (Egypte, Mésopotamie, Chine, Indus) étaient dans la nécessité d’organiser la production agricole dans des régions arides et semi-arides, où l’aspect hydraulique est essentiel. Malgré des objections (Testart 2004a : 29-33), il est toujours d’actualité de corréler l’émergence de la civilisation et d’une société étatique par la maîtrise d’une agriculture irriguée. L’influence de l’environnement dans la naissance d’un état est également l’enjeu des études de certains anthropologues « néo- évolutionnistes » ou « fonctionnalistes écologistes » : la lutte pour un territoire cultivable, dans des zones réduites à fortes densités ou pour le Proche-Orient la difficulté naturelle de développer une agriculture dans des zones arides sont des stimuli pour la constitution d’une administration et d’un état (cf. Testart 2004a : 33-35).

209.

Charvàt 1982.

210.

Archi 1985b.

211.

Edzard 1974.

212.

Kramer 1974 ; Edzard 1974.

213.

Mallowan 1960 : 10-11. « […] The technique involve of plotting them (graves), of recording evidence in a long cross-section though one end of the cemetery, and the disentangling of the complex stratification, was a feat which called for a high degree of technical ingenuity. We used for the most part tape and prismatic compass, and were constantly taking-cross checks and levels by reference to poles set up on fixed bases in the corners of the cemetery”.

214.

Le problème sumérien est manifeste dans les recherches anthropologiques. L’étude des restes humains tente également de déterminer les caractères morphologiques et physiques des populations inhumées (par exemple Langdon 1924 : 57-64, 119-124). Certains caractères sont recherchés dans l’iconographie, cf. Langdon 1924 : 57-58, 59-64 ; Parrot 1945 : 109, « […] certains savants se demandaient si le port de la barbe ne permettait pas de reconnaître une race en l’espèce sémitique, les Sumériens ayant préféré le visage glabre. ».