2. Le post-processualisme : négociations et manipulations sociales

L’approche économique du changement social250 et de la structure sociale constitue une problématique centrale dans la pensée post-processuelle ; l’économie est intégrée dans un processus social dynamique composé d’une dialectique de causalités251. L’évolution des relations sociales et des structures est étudiée par le biais des pratiques, sociales et matérielles (céramique, funéraire, architecture), reflets de lois ou de principes structurants, qui sont légitimés par une idéologie au service des intérêts d’une élite, ou d’un groupe dominant252.

Finalement, les approches archéologiques et méthodologiques s’articulent autour des concepts de l’idéologie et du pouvoir253. Leur relation, dans une approche méthodologique, est développée en trois points254 : catégorisation (les « rôles » peuvent être renforcés pour représenter un groupe), légitimation (le statut et le rang social sont légitimés par des actions engendrant une compétition dans l’ostentation), consommation compétitive et « endettement » (compétition dans les dons et contre-dons). Autour de ces deux concepts centraux s’articule une analyse des constructions et des représentations sociales, dans des systèmes où les relations entre les individus sont conflictuelles et reproduites pour légitimer et maintenir la position de certains individus255. L’idéologie est un moyen de cohésion sociale, par la reproduction de la structure sociale256, et dans le but de maintenir une élite au pouvoir. Shank et Tilley illustrent ainsi ce courant :

‘“ […] it is a mode(s) of intervention in social relations, carried on through practice, which secures the reproduction, rather than the transformation of the social formation in the presence of contradictions between structural principles at the level of structure and of clashes of interests between actors and groups at the levels of system.”257

Ces concepts vont être particulièrement utilisés dans l’analyse des pratiques funéraires en relation avec le matériel.

La totalité ou la société globale est composée d’un ensemble interdépendant de phénomènes structurels, politiques, idéologiques et religieux. Les pratiques funéraires sont une « arène d’activités » dans lesquelles sont modelées les institutions au travers desquelles les relations sociales sont transformées, réaffirmées dans des alliances et des échanges258. En somme, les tombes sont l’expression d’une totalité, l’arène médiatique dans laquelle se jouent différents niveaux de la structure sociale et de son idéologie. Dans l’introduction à l’ouvrage collectif consacré à l’idéologie funéraire, La mort, les morts dans les sociétés anciennes 259 , Jean-Pierre Vernant définit ce concept comme l’ensemble des éléments qui, dans la pratique comme dans les discours, renvoie aux formes de l’organisation sociale, aux structures du groupe, et porte témoignage de la dynamique, des influences subies et des changements opérés260. Vernant perçoit l’idéologie comme le travail que met en œuvre l’« imaginaire social » pour une acculturation de la mort au service de la collectivité.

La société globale est le point de départ de l’interprétation de l’ensemble des activités sociales (religieuse, institutions). Contrairement à la Nouvelle Archéologie, il n’y a pas de variables à rechercher qui seraient significatives d’une « identité sociale » ou d’un « statut ». Parker Pearson critique ainsi cette démarche : “Mortuary practices have been treated as a passive reflection of abstract concepts of society and social structure, whereas they should be treated as the arena of activity […](notre insistance)” 261. Toutes les activités identifiées dans les sépultures, dans un contexte donné, sont des représentations significatives de pratiques culturelles de ce contexte. La culture matérielle262 représente des pratiques de la vie sociale263 ; elle est signifiante264 et utilisée « activement »265 (en opposition au passif) dans des relations sociales. Dans le contexte funéraire, la structure, autant que le contenu, sont signifiants et sont des concepts objectaux d’un discours idéologique266. Le matériel funéraire n’est plus envisagé dans une simple représentation du rôle de l’individu qu’il accompagne, mais comme une composition dialectique d’un discours idéologique et social267. Ceci est d’autant plus juste dans un discours de prestige : la consommation ostentatoire lors des funérailles est un acte de légitimation du pouvoir et de l’ordre établi, ainsi qu’une « transaction » entre les individus et le divin268. Parker Pearson développe l’argument que les surplus économiques sont utilisés, ou réinvestis, dans des relations avec le supranaturel ou les divinités269 .

On voit poindre deux éléments essentiels dans l’articulation intrinsèque de l’analyse du prestige et des représentations sociales : le rite et l’idéologique. Tout d’abord, les « gestes » de déposition funéraire (corps, objets) sont considérés comme signifiants en tant qu’actions « rituelles »270, à dimensions sociales et symboliques, alors qu’ils sont contestés par les archéoanthropologues271. Cependant, dans la société globale, les rites sont intégrés dans les pratiques sociales272 ; celles-ci tiennent une part « active » dans la représentation de la réalité sociale et des statuts sociaux et ont un rôle dans la légitimation idéologique de l’ordre social273.

Les rites funéraires sont des moments ouverts durant lesquels se manifestent des contestations statutaires et de l’ordre social. L’ordre social est manipulé et ritualisé par une élite qui utilise les ancêtres et les morts ; le statut du mort devient un enjeu de manipulations politiques et idéologiques274. Dans une analyse du prestige dans les pratiques funéraires, Braithwaite souligne le potentiel « politiquement subversif » du rituel et du symbolisme275; elle introduit donc la variabilité des rites et des symboles, qui représente un processus évolutif de la structure sociale276. Pader évoque, en outre, que l’une des dimensions de l’idéologie (et du symbolisme) est de mystifier ou de ne pas représenter la réalité ; les signes peuvent déformer la réalité ou l’empêcher d’être perçue de plusieurs points de vue277. Ces deux dernières tendances mettent en évidence que les pratiques ne sont pas que le reflet de la « réalité » ; le discours et l’agencement des symboles, peuvent être manipulés pour exprimer des changements sociaux. Ce qui fait la difficulté de l’interprétation des symboles.

Notes
250.

L’analyse de Marx est structurée autour de l’idée que l’infrastructure économique est déterminante dans la constitution et l’évolution des sociétés (la société primitive sans classe et la société communiste sans classe) ; une hiérarchie de distinctions fonctionnelles et de causalités structurales sont mises en évidence, dans le fonctionnement et l’évolution des sociétés (Godelier 1977 : 31 ; Spriggs 1984 : 2).

251.

Tilley 1982 : 29.

252.

Parker Pearson 1982 : 100.

253.

Shanks, Tilley 1982 : 130 ; Parker Pearson 1984a : 60-61 ; Spriggs 1984 ; Miller, Tilley 1984, voir introduction : 1-15. Nous reviendrons sur l’idéologie (chapitre 3) car le concept peut avoir différentes définitions selon les auteurs. Nous nous restreindrons ici à l’approche théorique entre idéologie et pouvoir.

254.

Parker Pearson 1984b : 71

255.

Miller, Tilley 1984 : 4-9.

256.

Godelier 1973 ; Shanks, Tilley 1982 : 131 ; Giddens 1987 ; Parker Pearson 1984a ; Barnett ; Morris 1991.

257.

Shanks, Tilley 1982 : 131.

258.

Parker Pearson 2002 : 84.

259.

Gnoli, Vernant 1979.

260.

Vernant 1979 : 5-6.

261.

Parker Pearson 2002 : 84 ; Hodder 1982 : 4.

262.

Miller 1982 : 17, la culture matérielle inclue “ pottery, fields systems, temple architecture or indeed anything on the archaeological record that we interpret as being the result of human productive processes.

263.

Référence au concept de praxis de Marx la vie sociale se forme et se réforme par la praxis, c’est-à-dire les pratiques de la vie quotidienne Tilley 1982 : 31-32

264.

D’Agostino, Schnapp 1982 : 17-18.

265.

Pader 1982 : 30. Cf. supran. 261.

266.

Pader 1982 : 30 ; Parker Pearson 1982 : 100-101.

267.

D’Agostino, Schnapp 1982 : 20. Hodder développe le rapport objet/ sujet qui témoigne de la conception de l’homme de son environnement et est un marqueur de la structure sociale dans laquelle vit l’individu (Hodder 1985 : 13).

268.

Parker Pearson 1984a : 64 ; 1984b : 71-72.

269.

Parker Pearson 1982 : 71 ; 1984 : 64. Voir également Godelier 1989 : 249, l’auteur souligne que les rapports entre les hommes et les dieux sont inégaux ; il n’y a pas « échanges » (p. 250) puisqu’il « ne peut y avoir d’équivalent possible entre les dons et les contre-dons » (p. 258) entre les deux.

270.

Parker Pearson 1982 : 100, “ It is generally accepted that the context of death is one of ritual action and communication” ; Parder 1982 : 36.

271.

Crubézy 2000 : 15. Leroi-Gourhan distingue le « rite » de la « pratique » (cf. Crubezy et alii 2000 : 205) ; Testart (2004a) critique des croyances et des rites dans les pratiques funéraires.

272.

Durkheim 1912 ; Laplantine 1995 : 112-114.

273.

Shanks, Tilley 1982 : 130.

274.

Vernant 1979 ; Parker Pearson 1982 : 101 ; 1984a : 64 ; 2002 : 84.

275.

Braithwaite 1984 : 94. Contra Parker Pearson 1982 : 101 ; Shank, Tilley 1982 : 133.

276.

Braithwaite 1984 : 94, “The relationship of symbolic and ritual practice to social and ideological change is also left unexamined. Clearly many ritual and symbolic practices are ideological in intent and function, but ritual practices, and readings of those practices, that do not legitimise social hierarchies or social inequalities also exist, and symbols can convey multiple and contradictory meaning.

277.

Pader 1982 : 13, 14.