A. L’évolution des formes du pouvoir et les interractions structurelles

1. Présentation des théories sur le pouvoir : entre coercition et régulation du corps social

Le pouvoir est perçu traditionnellement suivant une dialectique dichotomique : selon les marxistes, il s’agit d’une structure répressive, coercitive, déterminée par l’économie dans le but de maintenir la domination d’un groupe436 ; d’un autre côté, il s’agit d’un élément productif de la société, incitant les individus à mener à bien leurs objectifs437.

En archéologie, le pouvoir n’est jamais traité en tant que tel dans ses modalités et ses représentations, il est induit par les interrogations sur qui l’exerce, sur les niveaux de complexité. Miller et Tilley ont consacré un ouvrage aux manifestations du pouvoir et son rapport à l’idéologie438. En préambule, ils définissent deux formes de pouvoir : « le pouvoir sur », c’est-à-dire un contrôle social, et « le pouvoir de », élément intégral et récurrent de tous les aspects de la société. Le « pouvoir de » est ancré dans la société et crée des ressources, dans le sens où il opère et produit des effets par les ressources tirées des acteurs sociaux, de leurs relations sociales, et des relations avec leur milieu439. Toutes les formes de pouvoir sont dépendantes de l’accès à une distribution asymétrique des ressources. Le « pouvoir sur » est exercé par un groupe ou un individu440. L’ordre social est légitimé et les principes sur lesquels le contrôle se fonde sont justifiés. Les auteurs proposent des formes complémentaires du pouvoir : l’une s’exerce au niveau individuel, dans la volonté de chaque individu, l’autre, au niveau des institutions contrôlées par une partie des individus du groupe. Le conflit n’est pas exclu s’il y a entrave au « pouvoir de ». Ce problème est résolu par les auteurs en considérant la nature de l’idéologie : ils admettent qu’il existe des formes idéologiques de manipulation de l’ordre social qui pourraient déterminer les intérêts individuels.

La contrainte, la coercition, ont un rôle controversé dans l’exercice du pouvoir et dans les rapports entre les individus ou les groupes aux intérêts divergents. Godelier estime que la violence reste toujours présente « à l’horizon du pouvoir », sous une forme virtuelle ou répressive. L’apparition de rapports hiérarchiques a pu se faire avec le consentement des groupes subordonnés, et dans ce qui semblait être l’intérêt général, pour résoudre des problèmes nouveaux. Ce processus se poursuit et fait apparaître des divisions sociales, et diverses formes d’État441. Godelier définit le pouvoir, indépendamment du système dans lequel il s’exerce (chefferies ou État) : le pouvoir est lié à des fonctions qui conditionnent la reproduction de la société « globale » et s’exercent sur une base territoriale ; les fonctions de reproduction du « tout » sociétal » sont accordées à des individus ou des groupes, qui ont la capacité d’arbitrer et d’exercer la force. Mais il existe des séries de pouvoirs qui agissent dans différents domaines442. Sur ce point il rejoint l’hypothèse 6 de Miller et Tilley, avec des nuances toutefois :

‘« At one level power is neither possessed nor exercised but is a structural feature of the social totality only manifested at its point of constitution in social action and interaction through its effects.”443

Giddens s’oppose à une conception conflictuelle444 qui, dans une perspective marxisante, intervient dans des groupes sociaux445. Le pouvoir est un média 446. Il a la capacité de produire des résultats d’intérêts sectoriels ou non. Il présuppose l’existence de structures de domination grâce auxquelles il opère447. L’augmentation des ressources est fondamentale pour l’expansion du pouvoir, mais ne peut pas se développer sans la transmutation des ressources d’autorité.

Le pouvoir est exercé sur le corps social, par un ou plusieurs individus, selon le niveau de complexité sociale. Il n’est pas lié à une formation sociétale spécifique ; il s’exerce par le biais des systèmes de parenté, de lignage, les distinctions d’âge et de sexe. Le pouvoir, dans les cas développés par Miller et Tilley et Giddens, est lié à l’économie, sans en être une des sources principales. Des conditions convergentes économiques, environnementales, sociales qui favorisent une intégration sociale plus forte, ainsi que la concentration du pouvoir et la formation de structures étatiques sur lesquelles nous allons revenir. Il apparaît souvent, dans la littérature archéologique, que les pouvoirs s’accroissent et les distinctions sociales sont marquées et segmentaires par le biais du contrôle économique de la production et la redistribution des ressources alimentaires448. Le contrôle du territoire, et l’élargissement des relations territoriales dans le cadre de liens sociaux supra régionaux sont aussi une manifestation de pouvoir ; de nature belliqueuse, les ambitions territoriales peuvent entraîner des conflits.

Les relations de pouvoir sont régulées par des systèmes idéologiques permettant la reproduction des fonctions sociétales ; ce phénomène est essentiel dans la compréhension de la fonction étatique449.

Notes
436.

Godelier 1973 : 53sq ; Miller, Tilley 1984b : 5. Foucault évoque « la fonctionnalité économique du pouvoir » (Foucault 1997 : 14).

437.

Miller, Tilley 1984b: 5. Foucault 1997 : 26-27, “[…] Le pouvoir transite par les individus, il ne s’applique pas à eux”.

438.

Miller, Tilley 1984b.

439.

Cf. Forest 1996 : 140.

440.

Miller, Tilley 1984b: 7.

441.

Godelier 1973 : 22-25.

442.

Godelier 1999 : 21-22.

443.

Miller, Tilley 1984b : 8.

444.

Giddens 1987: 318.

445.

Miller, Tilley 1984b : 8, hypothèse 3.

446.

Voir également Foucault 1997.

447.

Giddens 1987 : 320.

448.

McAdams 1966.

449.

Godelier 1999 ; Forest 1999 : 138-139.