2. Évolution des structures sociales et interaction entre centres et périphéries

L’État représente, de fait, l’une des formes politiques les plus finalisées et les études se concentrent généralement sur cette finalité450. Néanmoins, il existe des variabilités et des continuités entre les différentes formes de pouvoirs451. L’accent est déjà mis sur la coexistence de formes étatiques différentielles dont la Mésopotamie est l’un des exemples ; de plus, des structures dites « simples » (« chefferies ») peuvent être particulièrement structurées et présenter des similitudes avec des États.

La dialectique évolutionniste envisage le passage de la tribu à la chefferie pour aboutir à l’État452 ; toutefois, l’organisation tribale est consubstantielle aux deux autres formes étatiques453. Porter fonde sa réflexion sur la « tribu » en tant que système de structures intégrées qui fournissent des règles et des ressources aux individus454. Ces structures constituent un réseau social régional au travers des relations lignagères entre les groupes ou les sous groupes sur l’ensemble du territoire. Ainsi elle intègre Tell Banat dans les relations intersociétales régionales, établies sur un fond tribal commun (ancêtre, parenté, descendance)455. Au contraire d’une vision asymétrique et antagoniste des relations sociales, elle propose une vision politique corporatiste de l’intégration sociale des groupes456. Pourtant, dans un système culturel commun, les représentations ne sont pas identiques, elles apparaissent dans les monuments funéraires (Jerablus-Tahtani)457 ; il existe donc des différences structurelles. La structure interne est influencée par des conditions socio-économiques et les rapports au territoire, indépendamment d’un système commun (ancestralité, parenté) dans lesquelles se reconnaissent les communautés.

Finalement, les réponses sociétales et structurelles à des changements internes ou externes ne sont pas déterminées par le fond culturel ; le postulat initial de Porter semble déterminé par l’origine tribale alors que les relations sociales (parenté, ancêtres) peuvent évoluer. La situation au IIIème millénaire est complexe : dans le Nord, le phénomène urbain endogène458 se développe sur les restes de l’expansion urukéenne du IVème millénaire ; des centres à des échelles diverses459 sont en relations directes ou indirectes avec des centres régionaux (Ebla, Mari)460. Dans le Sud, la situation est également hétérogène, des centres palatiaux sont en compétition avec des centres locaux et des populations, évoluant sur le territoire sur lesquelles les centres urbains tirent leurs subsistances (agriculteurs, pasteurs, artisans)461. Le tableau géopolitique met en évidence des relations entre des « centres et des périphéries », intégrées ou conflictuelles462. Nous insistons sur les niveaux structurels (non égalitaires) et fonctionnels (spécialisation des centres)463 différents qui coexistent et interagissent dans un système dynamique, sans opposer les structures dites simples (chefferies) aux structures dites complexes (État)464. Kristiansen met l’accent sur l’unité spatiale et temporelle dans laquelle évoluent ces structures465. Les relations « intersociétales » (centres et périphéries) font partie de l’évolution. Il n’y a pas de dichotomie entre l’évolution interne et la domination externe, mais une interaction entre les systèmes régionaux dans lesquels centres et périphéries sont liés économiquement et politiquement. Avec l’émergence de l’État, le contrôle économique et la centralisation s’accroissent, ce qui limite, mais n’entrave pas ? Les développements autonomes ; les systèmes régionaux peuvent maintenir un certain degré d’autonomie466. Giddens467, également, insiste surtout sur des niveaux d’intégrations différents et les conditions d’intersections entre les chefferies et des formes étatiques. D’ailleurs, ce dernier met en exergue les conditions selon lesquelles les interactions deviennent des forces motrices468 : les périphéries peuvent avoir une influence décisive dans le développement ou la chute des centres régionaux dépendant de leur approvisionnement en matières premières. De son côté, Godelier s’interroge sur les différences entre chefferies et État. La chefferie se caractérise par une aristocratie tribale qui concentre entre ses mains certaines fonctions essentielles à la reproduction de la société « comme Tout » ; une aristocratie héréditaire concentre les fonctions essentielles à cette reproduction de la Totalité469. L’État est très proche de la chefferie héréditaire, mais à une échelle différente : l’État s’appuie sur une administration, à laquelle il délègue une partie de son pouvoir ; le pouvoir s’exerce sur tout un territoire470. Godelier suppose une évolution structurelle des systèmes, et des conditions économiques, sociales et religieuses471 favorables à ce changement. Le facteur idéologique (croyance, divinisation du chef) est particulièrement développé dans la pensée de Godelier contrairement à Giddens, par exemple472.

Les trois points de vue évoqués s’accordent sur l’interaction des systèmes d’intégrations différents dans un système régional. La structure interne d’un système évolue indépendamment de ses relations externes et de son fond culturel ; c’est ce que l’on voit apparaître dans la diversité des pratiques funéraires de prestige. Les relations politiques et économiques peuvent néanmoins influencer les rapports au territoire, orienter la spécialisation du site. Godelier souligne que l’un des fonctionnements essentiels est la pratique de rites pour la reproduction du Tout social473. Ces rites sont matérialisés, entre autre, dans les tombes monumentales.

Notes
450.

Giddens 1987 : 309 ; Ferguson 1991 : 170.

451.

Fergusson 1991.

452.

Earle 1991 ; Stein, Rothman 1994.

453.

Cf. Godelier 1999 : 20. L’organisation tribale est un « lignage corporatiste » (Porter 2000 : 66), c’est-à-dire des systèmes lignagères segmentaires (des « familles ») qui partagent une même culture, sur un large territoire. La hiérarchisation au sein d’un système est peu marquée mais, la division pyramidale apparaît progressivement, de façon horizontale également (lien de naissance) (Porter 2000 : 70). Godelier estime qu’il existe différentes organisations tribales (tribales égalitaires, tribales à chefferies et toutes formes d’État) ; selon lui, le concept de « tribu » est nécessaire, mais pas suffisant pour définir une chefferie (Godelier 1999).

454.

Porter 2000 : 83-84.

455.

Porter 2000 : 249-257.

456.

Porter 2000 : 256. Contra Archi 1982 : 207. Les auteurs ont une interprétation divergente du fonctionnement de la royauté d’Ebla. Pour Porter, c’est une royauté d’origine tribale fonctionnant sur le système corporatiste ; pour Archi, il s’agit d’un état centralisé.

457.

Porter 2000 : 413-414.

458.

Mazzoni 1991.

459.

Bunnens 2007 : 47.

460.

Mazzoni 1991 ; Dolce 1998.

461.

Stein 1994a ; 1994c.

462.

Stein 1994a : “The organizational forms of Mesopotamian complex societies emerged through the dynamic interaction of partly competing partly cooperating groups or institutional spheres at different levels of social inclusivness” (p. 12). Les théories de la périphérie et du centre (« core and periphery ») suggèrent une diffusion du développement croissant du centre vers des centres périphériques. Cf. Rowlands, Larsen, Kristiansen 1987 ; Khol 1987 ; Mazzoni 1991 : 162 ; Kristiansen 1991.

463.

Mc Clellan 1999.

464.

Earle 1991b ; Wright 1994 : 68 ; Kristiansen 1991 : 19- 23, fig. 2 ; cf. Fleming 2004 : 112-113.

465.

Kristiansen 1991 : 24-25, fig. 2.2.

466.

Kristainsen 1991 : 25.

467.

Giddens 1987: 308-309. Dans une chefferie, un chef dirige un ensemble de titulaires de statut équivalent, alors que les États sont des sociétés divisées en classes avec des contradictions structurelles et existentielles.

468.

Ferguson 1991: 26.

469.

La « totalité » ou la « société globale » sont des concepts sociologiques visant à définir la Société, à partir de pratiques individuelles, collectives et des représentations humaines particulières. Il existe deux niveaux d’approches possibles : les réalités sociales, les systèmes de relations (politique, économique, religieux, culturel) et les groupes et les groupements (familles, clans, tribus) qui ont la cohésion et les contraintes de sous-sociétés. Dictionnaire de sociologie 1998: 734-748.

470.

Godelier 1999 : 20.

471.

Godelier 1999 : 24.

472.

Godelier 1973 ; Godelier 1989.

473.

Godelier 1999 : 24, 27.